J'ai tutoyé les anges et je me pisse dessus.
Il m'a fallu beaucoup de temps avant que ma paranoïa se dissipe.
Je me suis allumé une cigarette. On filait à cent dix, on avait déjà traversé la Belgique sans un contrôle. Et puis avant qu’on s’inquiète de son retard en Alsace, je serais déjà libre et plein aux as.
« Tu mourras jeune », il a répété.
Il parlait tout doucement, ça avait l’air de lui faire de la peine.
« Je t’ai pas bien vu, tu sais. Je crois que je pourrais même pas te reconnaître. Mais j’ai vu que tu étais pas vieux. »
Je n’ai rien répondu. J’étais concentré. Je fixais la route et l’horloge.
« Tu m’emmènes où ? »
J’ai soufflé la fumée sur le pare-brise.
« Tu peux me le dire, de toute façon je le saurai en sortant du camion.
— Sauf si je te tue », j’ai lâché.
J'aurais dû enfouir tout le mystère pour de bon et décider de ne plus jamais chercher à comprendre.
Il n’a pas essayé de noyer le poisson. Depuis le début il croyait m’impressionner et ça lui plaisait. Il a tout déballé en soupirant. D’où il venait, où il allait, ce qu’il transportait, tout. Je l’ai regardé en feignant l’admiration.
« Vous ne pouvez pas m’en vendre un, en douce ? j’ai avancé. Pour ma femme ? »
Il m’a toisé comme un gamin, un peu énervé, il a dit que tout était compté minutieusement.
« C’est pas des salades ou des tomates, il a soufflé. Faut réfléchir, un peu. »
Je fais que ça, mon pote.
J’ai insisté pour payer le café. Nous l’avons pris debout devant la machine. Il faisait au moins une tête de plus que moi, un vrai colosse, ça tombait bien, ça le rendait encore plus sûr de lui.
Depuis trois semaines je n’avais vécu que pour ce coup-là. Ça avait nécessité une petite préparation. D’abord, tous les matins, voler une voiture sur Paris. Ni trop belle ni trop vieille et, surtout, sans GPS. Ne laisser aucune empreinte à l’intérieur. Conduire avec des gants vers le Mont-Saint-Michel. Et puis se poster dans un coin tous les soirs à dix-huit heures et surveiller les allées et venues. Attendre. Parfois, rien. Alors retour sur Paris, laisser la voiture quelque part et aller dormir. Le lendemain, il fallait que j’en vole une autre. Le temps que le propriétaire s’en rende compte, appelle la fourrière, prévienne la police, qui de toute façon ne chercherait pas à la retrouver, je pouvais déjà avoir fait le plus gros du chemin.
Il devait avoir l’âge de mon père, pas loin de la retraite sans doute. Je le tenais ligoté au pied du siège passager depuis plus de trois heures, depuis le parking de la station-service où il avait pris sa pause. Au moment où il remontait à bord, je lui avais mis mon revolver sur le front. Il avait aussitôt levé les bras en reculant, je l’avais fait grimper et je lui avais lié les chevilles aux poignets. Depuis, on roulait vers le nord. Dans à peine une heure je serais dans une chambre d’hôtel en train de compter mes billets.
Mario a dit à ses gars de vider le camion et de tout compter. Nous, nous sommes retournés chez lui. Dans son salon, il a ressorti sa vodka tiédasse et s’est mis à calculer à voix haute. De temps en temps, il s’arrêtait sur moi et se remettait à rire. Et puis son téléphone a sonné, il a dit « OK » et il a raccroché. Il s’est rassis et son regard a changé. Il a repris un rail de coke et m’a parlé en détachant bien les mots. ...
On a passé la frontière et je lui ai enlevé le bâillon qu’il avait sur la bouche. Ses yeux étaient toujours bandés. Il a toussé, il a respiré fort. Puis il m’a dit que je mourrais jeune.
Le retour signifiait aussi que nous allions retrouver La Sauvagère, notre nid d’amour. Notre petite maison, que nous avions achetée l’année dernière aux enchères, grâce aux hasards de la météo