Le patron de la Séphora avait des favoris roux qui entouraient son visage d'une ligne clairsemée, et le genre de teint qui correspond à cette couleur ; et aussi, cette nuance particulière de bleu brouillé dans les yeux. Ce n'était pas exactement un personnage de grande allure ; ses épaules étaient hautes, sa stature plutôt moyenne - une jambe légèrement plus arquée que l'autre. Il me serra la main en regardant vaguement autour de lui. Il me sembla qu'il se caractérisait surtout par une ténacité sans entrain. Je me comportai avec une politesse qui parut le déconcerter. Peut-être était-il timide. Il s'adressa à moi en marmonnant comme s'il avait honte de ce qu'il disait ; me donna son nom (quelque chose du genre d'Archbold - mais après tant d'années, je n'en suis plus très sûr), le nom de son navire, et quelques autres détails de ce genre, à la manière d'un criminel qui avoue à contrecoeur et d'un ton larmoyant.
Sur ma droite s'alignaient des rangées de pieux de pêche qui ressemblaient à un mystérieux système de palissades de bambou à demi submergées, division incompréhensible du domaine des poissons tropicaux, d'aspect délabré, comme abandonné à jamais par quelque tribu de pêcheurs nomades qui serait partie à l'autre bout de l'océan ; car, aussi loin que portait le regard, il n'y avait pas un signe d'habitation humaine. Sur ma gauche, un groupe d'îlots arides, suggérant des murs de pierres, des tours et des forts en ruine, plongeait ses fondations dans une mer bleue qui elle-même paraissait solide, tant elle était calme et immobile à mes pieds ; même la traînée de lumière du soleil couchant brillait d'un éclat uni, sans ce scintillement frémissant qui indique une imperceptible ondulation. Et lorsque je tournai la tête pour jeter un dernier regard au remorqueur qui venait de nous laisser au mouillage au-delà de la barre, je vis que la ligne droite et plate du rivage rejoignait la mer stable, bord à bord, avec une parfaite et indécelable continuité, pour ne former qu'une unique surface mi-brune, mi-bleue sous le dôme immense du ciel.
Et j'éprouvais une joie soudaine en pensant à la grande sécurité de la vie en mer, comparée à l'agitation sur terre, et comme j'avais eu raison de choisir cette existence sans tentations, ne présentant aucun problème inquiétant, investie d'une beauté morale élémentaire par la simplicité absolue de son appel et l'unicité de son but.
Les vergues de misaine pivotèrent dans un grand bruit, au milieu des cris réjouis. Et alors les terribles favoris se firent entendre et donnèrent des ordres variés. Déjà le navire avançait. Et j'étais seul avec lui. Rien ! personne au monde ne pourrait maintenant s'interposer entre nous et jeter une ombre sur le chemin de la connaissance silencieuse et de l'affection muette, la communion parfaite d'un marin avec son premier commandement.