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Critique de Antyryia



Une nouvelle fois, c'est submergé par des émotions contraires que je termine une oeuvre de Thomas H. Cook.
Sauf erreur de ma part, écrit en 2013 et finaliste du prix Edgar Allan Poe en 2014 ( remporté en 1997 par un certain livre intitulé Au-lieu dit Noir-Etang ), le dernier message de Sandrine Madison est chronologiquement l'avant-dernier roman publié par l'Américain.
Il ne sera suivi que par Danser dans la poussière, écrit un an plus tard.
Aujourd'hui, estimant avoir fait le tour de ce qu'il avait à exprimer en littérature noire, il continue à écrire dans un autre registre : celui des carnets de voyage ( Tragic Shores, Even Darkness Sings ).
Rien à voir cependant avec l'agence du même nom.
Et pourtant, à la lecture de cet avant-dernier roman si différent des autres dans la forme, où l'auteur parvient à se renouveler de la façon la plus originale qui soit avec son écriture pourtant reconnaissable entre mille et ce ton dramatique qui lui est propre, c'est à se demander si réellement il n'aurait pas eu bien d'autres histoires sombres et riches en réflexions à écrire encore.

La majorité des romans de Cook que j'ai pu lire jusqu'à présent nous emmenaient tous vers un final tragique ne se dessinant que progressivement par d'habiles retours dans le passé, avec bien sûr des lieux, des époques, des personnages et des circonstances différentes à chaque fois. Comme le battement des ailes d'un papillon peut entraîner un tsunami à l'autre bout du monde, un évènement souvent anodin était à l'origine de réactions en chaînes aussi irrémédiables que fatales.
Cette fois, la tragédie a lieu avant même que l'histoire narrée par Samuel Madison ne commence. Et si rien n'empêche par ailleurs un nouveau drame de se produire, ce n'est cependant pas ainsi qu'est construit le récit.
Qui se tourne davantage vers la compréhension du passé que vers une conclusion glaciale.

Samuel Madison est jugé pour le meurtre avec préméditation de son épouse.
Et c'est dans ce tribunal que le lecteur apprendra pourquoi il a d'emblée été soupçonné par la police, pourquoi le procureur réclame aujourd'hui la peine de mort.
En effet, l'histoire se déroule en Géorgie, un état dans lequel l'injection létale est toujours d'actualité, comme l'a montré récemment l'exécution de Marion Wilson le 20 juin 2019.
Ainsi, la vie de Samuel est désormais entre les mains de dix jurés qui, comme le lecteur, découvrent progressivement tous les dessous de la mort de Sandrine Madison au rythme des interrogatoires et contre-interrogatoires des témoins à charge qui seront successivement appelés à la barre.
"Selon les attendus de leur jugement, soit je vivrais soit je mourrais, et je voyais bien que ce fardeau leur pesait."
Et pour permettre d'en savoir encore un peu plus, le lecteur suivra aussi les pensées vagabondes et les souvenirs de Samuel, revivant certains moments clefs de sa vie d'homme ou d'époux. Il assistera aussi aux conversations entre Samuel et son avocat ou sa fille Alexandria, entre deux témoignages.
Permettant ainsi de recomposer subtilement les différents éléments de la vie du couple unissant le professeur de littérature à l'enseignante d'histoire de l'Université de Coburn.
Jusqu'à mener au meurtre ou à un bien étrange suicide.

On pourrait se croire dans un thriller psychologique avant l'heure avec les révélations qui arriveront progressivement, les petits secrets de l'un ou l'autre membre du couple, mais il n'en n'est rien. Ce n'est pas un livre que l'on dévore avec avidité, c'est un livre dont on s'imprègne doucement, aux personnages très justes, sans surenchère.
Roman policier et procédural bien sûr, roman noir et drame humain authentique comme toujours.
Roman des désillusions d'un couple. Celui de Samuel et Sandrine Madison.
Touchant et effrayant à la fois.

Samuel Madison est-il coupable de meurtre ? A mesure qu'on le découvre on se demande en tout cas quel genre d'homme peut à ce point manquer de coeur pour réagir avec une telle indifférence au suicide de sa femme. Comme s'il était dépourvu de la moindre émotion, que cette issue funeste ne le surprenait pas, ne le choquait pas. Comme imperméable à tout.
Mais son étrange attitude ne sera pas la seule à alerter la police qui aura bien du mal à croire à la version du suicide. Si tel était le cas, comment expliquer que Samuel se désintéresse totalement de la feuille jaune à proximité de feu son épouse et qu'il pense être une lettre d'adieux ? Son dernier message ne l'intéresse donc pas ?
Comment expliquer par ailleurs que dans une maison aussi en désordre le corps de Sandrine soit retrouvé dans le lit conjugal comme mis en scène, son magnifique buste émergeant à demi des draps en une vision d'un érotisme troublant, éclairé par une bougie, une rose à la main. Une boite de puissants antalgiques à proximité.
Suspecté aussitôt, l'enquête révèlera que le jour-même, le couple s'était violemment disputé. Et réunira au fur et un mesure tout un faisceau d'indices et de témoignages accablants pour Samuel. Mais a-t-il réellement tué son épouse ? Réunies, ces présomptions constitueront-elles une preuve suffisante pour le jury qui a le pouvoir d'envoyer l'accusé dans le couloir de la mort ?

Mais au-delà de ces aspects qui servent l'intrigue juridique et policière, le roman est beaucoup plus profond, puisqu'il aborde la question quasi universelle de l'usure du couple.
Ce moment incertain où vivre à deux n'est plus fait de projets et de passion, où après la banalité du quotidien la frustration et les reproches l'emportent. Comme si le temps ne parcheminait pas que les peaux mais qu'il effritait également les sentiments.
Samuel n'a jamais pu s'épanouir à Coburn, là où sa femme l'a emmenée pour qu'ils puissent y enseigner. Cette ville vampirique s'est emparée de ses rêves, de son âme, le rendant de plus en plus aigri et insatisfait de son sort comme de celui de ses proches. A commencer par sa femme et sa fille qui elles non plus ne s'accomplissent pas, du moins pas à la hauteur de ses espérances. Il aurait aimé les changer pour qu'elles correspondent à son propre idéal.
Peut-on seulement changer pour ceux qu'on aime ? Peut-on inciter quelqu'un à changer pour soi ? C'est une des grandes questions auxquelles tente de répondre le roman.
"Enseigner à l'université de Coburn, habiter ici. C'était comme être pris dans un étau. Un étau qui se resserrait jour après jour."

Sandrine était une femme merveilleuse, d'une beauté à couper le souffle, brillante, cultivée, notamment dans le domaine de l'histoire antique qu'elle enseignait.
Elle est comparée à un soleil, elle est le centre d'attention dès qu'elle rentre dans une pièce, celle vers qui tous les regards se tournent, comme en orbite autour de cet astre de lumière.
Et pourtant, c'est bien Samuel qu'elle a choisi d'épouser. Si quelconque physiquement. Issu d'une famille modeste. Pourquoi lui et pas un autre ?
L'homme qu'on découvre au fil des pages n'a pourtant rien de très attachant. A-t-il souffert de vivre constamment dans l'ombre de sa fascinante épouse ? Au point de devenir aussi indifférent, aussi méprisant, mais par dessus tout aussi désabusé, déconnecté de la réalité, comme trahi par la vie même dont il rêvait ?
Mais même si par bien des aspects ses réactions nous échappent de prime abord, comment ne pas s'y attacher dès lors qu'il est peut-être sur le point d'être condamné pour un crime qu'il n'a peut-être pas commis ?
" Des hauts et des bas. Quel couple n'en connaît pas ?"
Mais en l'occurrence, les Madison pouvaient difficilement descendre plus bas que le jour du décès de Sandrine.
"Sam, j'aimerais encore mieux être morte plutôt que de vivre avec toi une seconde de plus."
Son voeu sera exaucé.

Avec sa plume toujours aussi subtile et raffinée, Thomas H. Cook prouve également une nouvelle fois tout son art de la narration, en nous dévoilant progressivement les secrets, les rancoeurs et les non dits ayant amené ce couple en apparence modèle à se déchirer. le tout dans une atmosphère pesante, écrasante.
Le poids de la culpabilité ?
Il propose un roman aux nombreuses références cinématographiques, historiques, géographiques et littéraires, dans lesquelles on ressent encore toute l'affection qu'il a pour la France, pays dont est originaire Sandrine.
La ville d'Albi, dans le Tarn, est notamment mise à l'honneur. Ainsi que l'écrivain Albert Camus.
"Je me fais l'effet d'être Meursault dans l'étranger."
Si elles alourdissent parfois un peu le récit, ces passages faisant référence à Cléopâtre ou à des auteurs comme Nathaniel Hawthorne ou Charles Dickens s'imbriquent parfaitement à l'intrigue et à l'érudition non seulement de l'auteur mais surtout à celle de ses personnages.
Vraiment un roman magnifique de bout en bout, dans le fond comme dans la forme.
Il a juste manqué parfois un peu de rythme, mais c'est peut-être aussi la raison pour laquelle j'ai eu autant le temps de m'imprégner de l'ambiance et de comprendre les différents protagonistes jusqu'à ce que le dernier message de Sandrine Madison livre son inattendue conclusion.
Embuant donc mes yeux d'émotions contradictoires.
Il y a tellement de tristesse et en même temps tellement de lumière.
Parce que même si le procédé est différent, le roman finit par nous submerger avec la même force que Les feuilles mortes ou Au-lieu dit Noir-Etang.
Et lui aussi restera longtemps gravé dans ma mémoire.

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