Hors d'atteinte

L'une des curiosités allemandes , c'est le silence autour du programme T4. Tous se sont entendus pour masquer la part des médecins dans ces crimes. Par ses mensonges, la profession a su très habilement masquer son attrait pour la "mort miséricordieuse". Qui s'intéresse au sujet sait que la moitié des médecins du pays appartenaient au parti nazi, ce qui en fait la première profession en proportion.

p. 249
Paul a pris contact par téléphone avec Génia, rescapée d’Auschwitz et des expériences de Schumann.
« L’histoire nous apprend à ne pas voit hier avec les idées du présent. Il est trop tard pour raisonner avec des mots d’aujourd’hui. La bataille pour traduire en justice les nazis a été définitivement perdue après la guerre, et pas seulement en ce qui concerne Auschwitz. Notre façon de nous battre, ça a été de rester fidèle à notre engagement, de conserver notre foi humaniste. Finalement, Schumann a dû rester caché toute sa vie. C’est une punition, ça. Je ne pardonnerai jamais, mais je n’ai pas besoin d’une réparation. J’ai refusé les réparations de l’État allemand, vous savez, nos souffrances ne peuvent être réparées par de l’argent… »

Tu vois, insista-t-il, je ne me sens pas si différent des autres. Mais je ne trouve pas la paix dans une société qui fait comme si son Führer n’avait jamais existé. C’est même devenu pour moi une nécessité vitale d’agir. J’ai fini par comprendre que si les morts ne sont pas vengés, alors les nazis auront gagné malgré tout. Ils auront démontré que c’est facile de s’en sortir. Et alors d’autres recommenceront ailleurs.

Qu’elle n’ait pas choisi le suicide au bunker demeurerait un mystère : lors du dernier concert de la Philharmonie de Berlin, des jeunes nazis avaient distribué du poison en quantité. En quelques semaines, vingt mille Allemands s’étaient tiré une balle dans la tête, pendus, noyés, ou empoisonnés, donc. Rien qu’à Demmin, non loin de Hambourg, un millier de femmes avaient assassiné leurs enfants. Et voilà que la glorieuse Hanna Reitsch rêvassait à Accra, tant d’années après cette orgie de suicides. C’était pourtant elle la tête pensante du projet Selbstopfer, « sacrifice de soi », une unité de kamikazes déterminés à anéantir l’équipement, les navires et les infrastructures de l’Armée rouge. Elle-même avait choisi le doux sobriquet d’escadron Leonidas, en l’honneur du roi spartiate qui avait combattu les Perses jusqu’à la mort, sauf que bien des années plus tard elle pavoisait à Accra plutôt en Médée meurtrière, à mentir sur ses chars célestes, s’il fallait revenir aux Grecs.

L’une des curiosités allemandes, c’est le silence autour du programme T4. Tous se sont entendus pour masquer la part des médecins dans ces crimes. Par ses mensonges, la profession a su très habilement masquer son attrait pour la « mort miséricordieuse ». Qui s’intéresse au sujet sait que la moitié des médecins du pays appartenaient au parti nazi, ce qui en fait la première profession en proportion.

Un calme surnaturel baigne mon bureau. La médecine est un pilier de l’idéologie raciale du système national-socialiste, je découvre que Himmler s’est entouré d’un aréopage de doktoren-tortionnaires pour lesquels les déportés sont juste un matériau à sélectionner, charcuter, mettre à mort. Je découvre que le Block 10, annexe rattachée à l’Institut d’hygiène de la Waffen-SS de Berlin, est divisé en quatre sections. Les deux premières sont réservées aux expériences de stérilisation, les deux autres à des études variées, en particulier des essais pour traiter le cancer du col de l’utérus. Avec Schumann, donc, quatre autres maniaques font régner la terreur dans le Block 10, pour autant avec moins de cruauté que lui, on le verra : les doktoren Clauberg, Wirths, Münch et Weber.

Impossible, oubliez ça, mais revenons à Schumann. Le vieillard de Blankenese qui se révèle être un SS de haut vol, c’est absolument incroyable. J’extrapole, mais pour vivre comme ça, il devait se sentir protégé, non ? Vous connaissez l’excellent bouquin de Chris Kraus, La Fabrique des salauds ? Une bonne partie du livre est consacrée aux liens entre les services secrets de l’Ouest et d’anciens nazis qui maîtrisent les nouvelles règles de la guerre froide. Kraus cite Racine en exergue : « Il n’est point de secrets que le temps ne révèle. »

Les crimes monstrueux jamais sanctionnés par la justice allemande ne sont pas un scoop. Mon enfance s’est déroulée dans un pays où sept mille SS, des assassins soutenus après guerre par de puissants industriels, touchant l’âge venu leur retraite d’un ministère de Bonn et plus ou moins protégés par les Renseignements, coulaient des jours heureux. Mais les temps ont changé. En ce moment, en centre-ville, la cour d’assises de Hambourg juge un gardien du camp de concentration de Stutthof, au nord de la Pologne. Le nonagénaire Bruno Dey est en fauteuil roulant, il présente des excuses depuis l’ouverture des débats et, à l’audience, chacun comprend qu’il n’occupait pas un poste élevé dans la hiérarchie. Cette veine qu’a eue Schumann.

De longue date le Troisième Reich avait décidé de se débarrasser des « bouches inutiles », la régénération du peuple allemand prônée par Hitler passait par la sélection des forts et l’élimination des faibles, Hambourg n’échappait pas aux affiches montrant des malheureux déficients mentaux.

J’ai témoigné contre lui par écrit, poursuit-elle. Je n’ai jamais oublié comment ses yeux bleus vous fixaient. Les survivants disent toujours ça : c’est si loin et en même temps, c’est exactement comme hier. Je peux encore ressentir cette terreur indescriptible que j’avais face à lui.