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Critique de lilianelafond


Très bonne nouvelle. Les éditions Agone ont réédité La Dictature du Chagrin, un livre caustique et amer du journaliste et écrivain anarcho-syndicaliste suédois Stig Dagerman (1913-1954).
« Dans les instants qui ont précédé l'annonce, pour moi très étonnante, de la distinction que m'octroyait l'Académie de Suède, j'étais en train de relire un petit livre de Stig Dagerman que j'aime particulièrement : la collection de textes politiques intitulée Essäer och texter (La Dictature du Chagrin). » C'est par ces mots que Jean-Marie Gustave le Clézio a ouvert le discours qu'il a prononcé, le 7 décembre 2008 à Stockholm, lors de la réception de son Prix Nobel de Littérature. Le Clézio qui, l'été précédent, avait reçu le prix décerné par l'association suédoise des Amis de Dagerman a toujours été sensible « à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme » qui marque l'écriture de Dagerman.

La Dictature du Chagrin rassemble seize textes courts issus du même recueil que le célèbre Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Ces textes ont été publiés entre 1945 et 1950 dans diverses publications suédoises comme Vi, Veckojournalen, Folket i bild… et Arbetaren (Le Travailleur), quotidien anarcho-syndicaliste de la Sveriges arbetares centralorganisation (SAC) que le compagnon Albert Camus était allé saluer en 1957 à l'occasion de son voyage à Stockholm pour recevoir, lui aussi !, le Prix Nobel de Littérature.

Dans un style sobre et pointu, avec une ironie parfois sombre et soucieuse, Dagerman décortique le monde de l'après-guerre, l'ordre établi, les tares humaines (lâchetés, hypocrisies, mensonges...), les questions liées à l'éducation, les rapports de l'individu au collectif avec, pour pivot, le conflit entre l'éthique et l'esthétique, thème central du texte L'Écrivain et la conscience. En anarcho-syndicaliste convaincu, Dagerman se dressait évidemment contre la domestication des esprits. le texte qui donne son titre au recueil fut écrit en réaction au deuil national décrété après le décès du roi Gustave V. Dagerman y fustige le détestable chagrin organisé devenu support de publicité et mensonge public.

L'Anarchisme et moi, le Destin de l'homme se joue partout et tout le temps, Signer ou ne pas signer, Contribution au débat Est-Ouest, L'Ange de la paix réduit au silence, le Rôle de la littérature est de faire comprendre le sens de la liberté…, les textes du recueil soulignent les engagements, les exigences et les urgences d'un moraliste libertaire tourmenté jusqu'à la brûlure. Avec une pédagogie particulière mêlant humour et humeurs noires, il répondit en 1952 aux questions d'une future bachelière qui lui demandait conseil. « La vie exigera de vous des prestations qui vous paraîtront répugnantes. Il faut donc que vous sachiez que le plus important n'est pas la prestation mais ce qui vous permettra de devenir quelqu'un de bien et de droit. Ils seront nombreux pour vous dire que c'est là un conseil asocial, mais vous n'aurez qu'à leur réponde : quand les formes de la société se font par trop dures et hostiles à la vie, il est plus important d'être asocial qu'inhumain. »

En 1946, Dagerman s'était rendu dans une Allemagne en ruines. Cela deviendra Automne allemand (Actes Sud – 1980). Deux ans plus tard, entre mars et mai 1948, il va réaliser un reportage en France. Cela deviendra Printemps français. Ces pages souvent froides et humides concluent l'ouvrage. La misère étrangle les étudiants du Quartier latin. « Les occasions d'immoralité et les tentatives de suicide sont, d'après les estimations, extrêmement nombreuses. » Les journaux sont réduits à une seule feuille, les chambres d'hôtel ne sont chauffées qu'un quart d'heure le soir, une femme de gréviste fait le trottoir pour survivre, Jean Genet veut réaliser un film sur sa vie tourmentée, les billets de cinq mille francs disparaissent, les rues prennent le nom des Résistants fusillés, une rumeur annonce la révolution pour le 6 au matin…

Mêlant littérature et enquête journalistique, pittoresque et critique sociale, Stig Dagerman observe les travailleurs avec empathie. « Ce sont des gens pauvres et paisibles qui n'ont pas besoin de prendre l'apéritif pour avoir faim et qui n'ont pas non plus les moyens de se le payer. Leur existence est meublée par cette tension infernale dans laquelle toute période de crise plonge les pauvres. » le récit des dimanches dans la cuisine des Regnault rappelle aussi quelques belles pages de littérature prolétarienne.

Dagerman a un sens aigu pour l'observation et l'analyse réaliste. L'évocation du Capitaine Jean, jeune résistant d'origine autrichienne qui a eu la « chance » de mourir avant la Victoire, permet d'explorer le gouffre noir qui sépare « le rêve de 1944 et la réalité de 1948 ». Trahisons et reniements des idéaux ont laissé des blessures ouvertes. Il n'y aura pas de révolution après la Libération... Une sévère désillusion qui aurait pu faire naître des brigades de justiciers vengeurs comme l'a imaginé Jean Meckert dans Nous avons les mains rouges. « L'essentiel est de pouvoir constater que, très récemment encore, il a pu, malgré tout, exister des êtres capables de mourir avec la conscience tranquille et des espoirs intacts », conclut Dagerman, grand chercheur d'absolu.

Stig Dagerman, La Dictature du chagrin et autres écrits amers, traduction du suédois et postface de Philippe Bouquet, éditions Agone, 192 pages, 17 euros. Nouvelle édition revue et augmentée de quatre textes.
Lien : http://archives-lepost.huffi..
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