Colombo, 26 décembre 2004. Une minute. Il aura suffit d'une minute pour que le tsunami retourne leur voiture et que l'auteur perde ses parents, son mari, ses deux garçons. Et il faudra près de dix ans pour que l'histoire sorte, que les mots se mettent en place et cessent de faire peur. Entre les deux, les longues étapes d'un deuil fait à contrecoeur.
Je ne lis jamais de récit de vie. Non que cela m'ennuie, encore que, mais parce que c'est une démarche qui m'échappe. Parce que j'ai du mal à considérer, concernant un événement historique ou a minima qui revêt une certaine importance pour un certain nombre de gens, que « ma vérité » est un concept valide. Cela dit, le livre de Deraniyagala n'est absolument pas là pour donner une version des faits, apporter une connaissance scientifique des faits. Au vu du sujet et du traitement, je me suis dit qu'il allait être extrêmement dur de sortir de l'empathie. Une mère qui vous raconte qu'on a dû exhumer d'une fosse commune le corps de son petit garçon de 5 ans pour l'identifier, on ne peut pas considérer ça d'un oeil froid. On ne peut pas juger son comportement de personnage de récit, on ne peut presque pas juger le récit. On ne sent pas, à raison, justifié à le faire. Donc on suit, un peu hébété, une femme perdue qui file un écheveau de douleur. de ce que j'en sais, le récit de deuil est construit sur la dynamique « j'ai souffert le martyr puis la vie reprend ses droits », pour tendre vers une forme d'universalité, de leçon de vie adaptable par le lecteur. Ce qui me renvoie à mon scepticisme du début : je ne pense pas que la douleur, ou l'amour, soient communicables. Encore moins adaptables. D'où le fait que je ne comprends pas le genre. Dans le cas de
Wave, je ne pense pas qu'on puisse réellement tirer une leçon de vie. Deraniyagala écrit pour elle. Elle se raconte, lucide, comment elle n'est pas morte. Comment elle n'est pas une héroïne. Parce que la douleur enferme, vous transforme en « monstre » aux yeux des gens qui ne savent pas quoi faire de vous et de votre histoire. Son fil conducteur, me semble-t-il, est de se réapproprier un nom. En perdant ses enfants mais également ses parents, elle perd passé et avenir et le présent n'a plus d'intérêt. Même après les mois les plus violents où elle se désintègre dans l'alcool, les médicaments et les tentatives de suicide, elle ne redevient pas tout à fait une personne à part entière. Il lui faudra des années pour accepter d'avoir été appelée « maman », pour retourner dans la maison familiale, pour s'attarder sur des souvenirs d'avant le tsunami. Comme tous les survivants, elle s'en veut de ne pas avoir assez fait – de ne pas avoir cherché frénétiquement sa famille sur les berges inondées, de ne pas avoir prévenu ses parents que la vague arrivait. Elle mettra d'ailleurs un temps assez long à repenser à ses parents parce que ses enfants morts occupent tout l'espace. Elle se raconte ensuite comment elle a accepté de se souvenir, même si le deuil n'est pas fait et ne le sera probablement jamais. On compatit au drame – tout en priant pour ne jamais avoir à ressentir ce genre de douleur, on comprend le cheminement. Il y a peu d'action, elle parle brièvement de la vague au Sri Lanka, mais ce n'est pas vraiment le sujet, elle raconte à peine sa vie d'après. Il n'y a que le manque, qui étouffe et qui creuse.
Sonali Deraniyagala n'est pas écrivain, le projet n'est pas d'écrire un livre (en même temps, l'est-il jamais ?) ou d'ordonner une histoire qui fasse sens. Je pense qu'on est plus proche du mémorial. de la nécessité de coucher des souvenirs par écrit pour se convaincre qu'ils ont existé, que les disparus ont existé, qu'elle a été la femme de quelqu'un, la mère de quelqu'un.
Aussi lourd que soit le sujet, je ne me suis pas sentie engloutie par ce chagrin énorme. Touchée, mais pas engloutie. Sans doute parce que le récit est mené avec beaucoup de pudeur et très peu de fioritures, ce dont on lui en sait gré. Bien sûr, il y a des redites (logiques, pour un esprit qui tourne en rond sur sa douleur) mais on ne s'y attarde pas parce que le but n'est pas de faire un objet littéraire. Je reste sceptique sur la démarche, non que je la condamne mais parce qu'elle me dépasse. En tant que personne, j'admire la survie, la nudité avec laquelle l'auteur se présente comme un esprit souffrant. En tant que lecteur, je suis perplexe parce que je ne vois pas bien en quoi ce livre m'est destiné. Après, ce n'est sans doute pas le sujet.
Je remercie Babelio et les éditions Kero pour la découverte de ce livre émouvant vers lequel je ne serais peut-être pas allée de moi-même mais dont je ne regrette pas la lecture.
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