Citations sur Les Colombes du Roi-Soleil, Tome 5 : Le Rêve d'Isabeau (20)
Contrairement à ce qui se passait d’habitude, la cloche annonçant la fin de la récréation fit naître des sourires sur toutes les lèvres des élèves de la classe jaune. Nous regagnâmes notre classe en cachant l’excitation qui nous habitait afin de ne pas nous attirer les réprimandes de notre maîtresse. La plupart d’entre nous firent semblant de s’intéresser à leur ouvrage, mais nous guettions toutes les bruits de pas dans le corridor, et plusieurs se piquèrent le doigt, lâchèrent leur broderie ou emmêlèrent leurs fils.
Catherine du Pérou s’embrouillait, émue à la perspective de rencontrer celui à qui elle vouait une admiration sans bornes. Elle toussota afin de reprendre ses esprits et termina :
— ... qu’il faut nous en montrer dignes. Aussi, lorsqu’il entrera dans la pièce, vous lui ferez votre révérence sans excès, vous resterez bien droites et attentives lorsqu’il lira, et vous n’applaudirez que si Mme de Maintenon en donne le signal.
— Ne craignez rien, mademoiselle, nous serons parfaites ! promit Éléonore.
Au réfectoire, mes camarades se lançaient des œillades, soupiraient et se dandinaient sur leur banc, visiblement au supplice de devoir garder le silence imposé par le règlement.
Par chance, la pluie, qui était tombée la veille sans discontinuer, avait cessé, et la récréation eut lieu dans le parc.
— Qu’est-ce que je vous avais dit ! s’exclama
Éléonore.
— Je suis contente, contente, contente ! chantonna Jeanne en tournoyant.
— Sans le théâtre, la vie n’a plus de goût. J’aimerais pouvoir jouer chaque soir sur la scène de la Comédie-Française et être applaudie par tout Paris !
rêva Olympe.
Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer :
— Olympe, oubliez-vous que les comédiens sont exclus de l’Église !
— Oh, non ! Cela m’effraie, mais point assez pour que j’abandonne mon rêve !
— J’ai ouï dire que Molière avait été enterré de nuit, murmura Henriette comme si prononcer le nom du comédien excommunié était un péché.
Quelques jours plus tard, alors que nous allions prendre nos ouvrages de broderie, rangés dans les casiers, Mlle du Pérou nous annonça :
— M. Racine viendra après-dîner vous lire sa pièce et...
Plusieurs d’entre nous ne purent retenir des cris de joie qu’elle arrêta d’un geste autoritaire de la main :
— Voyons, mesdemoiselles, de la tenue ! gronda notre maîtresse.
— C’est que nous sommes si heureuses d’entendre du théâtre, s’excusa Olympe.
— Je vous comprends. M. Racine est un grand dramaturge ! Qu’il ait accepté d’écrire pour notre maison un... un nouveau chef-d’œuvre... est un honneur que... enfin que...
Furieuse, Gertrude quitta le cercle que nous formions, assises au pied d’un chêne. Hortense me posa une main compatissante sur le bras et murmura :
— Ses paroles ont certainement dépassé sa pensée, elle ne voulait pas vous blesser.
Depuis que nous avions donné la comédie devant le Roi et la cour, rien n’était plus comme avant. Une sourde jalousie était apparue et minait quelques amitiés. Cependant, je pardonnai à Gertrude, parce que le pardon est le signe d’une belle âme et que je souhaitais de tout cœur atteindre la sagesse à défaut de la perfection.
Je rougis. Elle n’avait pas tort. J’avais une grande admiration pour Mme de Maintenon, qui, grâce à la fondation de cette maison, permettait à des demoiselles pauvres de s’instruire et d’être nourries et logées aux frais du Roi.
Vous savez bien que nous n’avons pas le choix et que pour nous ce sera soit le mariage avec un homme que nous ne choisirons pas, soit le couvent... et aucune de ces solutions ne m’agrée.
— Parfois, il arrive que... que ce soit un jeune gentilhomme qui demande notre main, souffla
Hortense.
— Oui, parfois, répondit sèchement Gertrude, mais on voit le résultat !... Vous soupirez pour lui et vous devez tout de même attendre d’avoir vingt ans pour l’épouser ! D’ici là, il vous aura trouvé une remplaçante !
Pour que la conversation ne s’envenime pas, je suggérai à mes compagnes :
— Et si nous répétions le nouveau cantique que M. Nivers nous a appris pour les fêtes de Pâques ?
— Des cantiques ! coupa Gertrude. Je n’en puis plus ! Quand on a eu la chance d’interpréter les chœurs d’Esther devant le Roi, chanter à la chapelle est d’un ennui... un ennui mortel.
— Mais... nous chantons les louanges de Dieu, assura Jeanne, choquée.
Éléonore nous annonça soudain une nouvelle qui rendit le sourire à toutes mes compagnes :
— Il paraît que M. Racine a écrit une nouvelle pièce pour nous.
— Vrai ? Comment le savez-vous ? interrogea aussitôt Gertrude.
— J’ai entendu Mme de Maintenon le dire à Catherine du Pérou, notre maîtresse. M. Moreau a composé la musique, et nous devrions bientôt l’apprendre.
Mon père me l’a appris j’avais à peine cinq ans. Il faut dire qu’il aurait aimé avoir un garçon et que je suis née fille. C’est ma mère qui a insisté pour que j’entre à Saint-Cyr. Elle voulait me soustraire à l’éducation trop masculine que me donnait mon père.
Toutefois, certaines d’entre nous sombrèrent dans une sorte d’apathie. Plus rien ne semblait les intéresser. Elles profitaient des récréations pour s’épancher et, bien que ne partageant pas entièrement leur opinion, je me joignais à elles afin de ne point me sentir trop seule.
Après les représentations d’Esther, qui nous avaient toutes fait vibrer, nous eûmes du mal à reprendre notre existence simple et recueillie. Moi, pourtant, je fus heureuse de retrouver mes chères études perturbées tout le temps que nous avions répété et joué la pièce et, n’eût été le départ de Louise et de Charlotte, j’aurais goûté pleinement ce retour au calme.
Après les représentations d’Esther, qui nous avaient toutes fait vibrer, nous eûmes du mal à reprendre notre existence simple et recueillie. Moi, pourtant, je fus heureuse de retrouver mes chères études perturbées tout le temps que nous avions répété et joué la pièce et, n’eût été le départ de Louise et de Charlotte, j’aurais goûté pleinement ce retour au calme.