Lazlo s’était exprimé d’un ton calme mais péremptoire. Martin eut la désagréable sensation d’être remis à sa place et il n’appréciait pas que cela puisse être fait devant un des membres de son équipe. Il prit sur lui pour répondre d’un ton neutre.
- Tu veux dire que l’UAC3 aurait pu passer à côté d’autres cas ?
Lazlo s’amusa de cette pique.
- L’affaire Durance n’aurait même pas dû remonter dans mes recherches. Elle était censée être classée. On peut attribuer ça à un coup de chance, ou à un mauvais étiquetage des données, prends-le comme tu veux, mais ça prouve une chose : il serait risqué de baser ton enquête sur une telle affirmation.
« Ton enquête » Lazlo avait su désamorcer la situation en deux mots.
— Tu crois que c’est une coïncidence ?
— Quoi donc ?
— Le fait qu’on trouve ces pieds pile-poil en face du 36 ?
Martin posa le regard sur l’autre rive et constata seulement à cet instant que le bâtiment de l’ancien siège de la police se dressait face à eux.
— Ne me dis pas que tu n’avais pas remarqué ! s’amusa Lucas en voyant l’air hébété de Martin.
— Je te rappelle que le quai des Orfèvres pour moi, c’est juste une évocation dans les films ou les bouquins. Je suis de la génération Bastion.
« – Vous m’avez apporté des pieds sans corps, s’amusa le légiste qui venait de s’ajouter au groupe, vous m’offrez maintenant des corps sans pieds. Capitaine Vaas, laissez-moi deviner : petit, vous aviez besoin de finir vos puzzles, je me trompe ? »
La possibilité que plusieurs meurtriers soient à l'origine d'un même rituel était certainement le pire cauchemar de tout enquêteur. Les indices n'étaient plus recevables d'un crime à l'autre, les alibis d'un jour dédouanaient le coupable de la veille. Aucune procédure ne pouvait résister à tant de contradictions.
Tu dois leur faire comprendre dès les premiers instants que c’est à eux d’avoir peur sans chercher à en rajouter.
— Qu’est-ce qu’on a, Witek ? lui demanda Martin en l’éloignant du joggeur.
— Des pieds, capitaine.
Martin s’attendait à une suite mais le gardien de la paix n’ajouta rien. Il pensait sûrement recevoir ses instructions à la suite de cette révélation.
Martin se mordit l’intérieur des joues. Il était beaucoup trop tôt pour exprimer le fond de sa pensée.
— Des pieds… Très bien. Vous pouvez m’en dire plus ?
— Les plongeurs en ont sorti sept pour l’instant. Ils les stockent à bord en attendant la Scientifique.
— Mais quand vous dites des pieds…
— Ben des pieds, capitaine. Dans des baskets.
— Dans des baskets. C’est bien, on avance. Et c’est ce joggeur qui les a vus en premier ?
— Il en a vu quatre seulement mais ça l’a bien secoué. Il a appelé le commissariat et on vous a fait prévenir aussitôt. C’est le brigadier-chef Morgon qui nous a dit de faire venir la Fluviale. Les gars sont dans l’eau depuis vingt minutes.
— Et ils ont donc trouvé trois autres pieds.
Comment prouver que quelque chose n'existe pas quand on le ressent soi-même? Ce paradoxe l'avait peut-être fait vaciller.
Chinagora était un complexe hôtelier construit dans les années 1990 dont l’architecture s’inspirait de la Cité inter dite de Pékin. Il était situé à l’est de Paris, environ deux kilomètres après le périphérique. Les immenses pagodes à l’orée de la capitale n’étaient pas la seule particularité de ce lieu. L’ensemble avait été édifié au confluent de la Seine et de la Marne
Il fallait qu’il pleuve des cordes ou qu’une tempête soit annoncée pour que Martin se déplace en trans port en commun. Son temps de trajet était pourtant le même, mais le capitaine de la 3e DPJ aimait cette demi-heure où seuls quelques chauffards venaient perturber ses pensées. Toute la nuit, il avait tenté de démonter sa propre théorie de plusieurs responsables. Au matin, il avait décidé de s’octroyer ces trente minutes supplémentaires pour trancher.
Tel un équilibriste, Lucas devrait trouver un moyen d’obtenir plus d’informations sans que personne ne puisse en déduire que les conclusions tirées vingt ans plus tôt étaient remises en question. L’unité de la PJ aurait bien mieux à faire dans les prochains jours que gérer des guerres internes et la pression d’un ministère de la Justice rechignant à rouvrir un dossier.