Citations sur Espace fumeur (73)
Il faut imaginer le désarroi de notre narrateur, de cet homme désabusé, très fin de siècle et gommeux, de cet ambassadeur du mouvement décadent qui, à ce titre, ne peut souffrir d’être dérouté. Aussi, en accueillant cette apparition, se drape-t-il dans une posture de petit-maître, songeant d’abord (ou feignant de songer) qu’il s’agit d’une amante dont il a oublié le nom.
Alors, notre cigarette s’éteindra sous nos yeux. En se consumant, elle aura emporté avec elle le souvenir de toutes les précédentes : les miennes, les vôtres, celles d’un monde où le tabac ne faisait pas encore l’objet d’une quasi-prohibition. Et ce monde, sans doute, s’effacera parmi les cendres que nous aurons laissées.
En écriture, la pause clope n’existe pas : les cigarettes et les lignes rédigées se font écho. Jadis, le métier de professeur conférait pareille liberté et l’on pouvait, en tant qu’élève, observer les idées respirer dans la bouche de son maître : les concepts, théorèmes et savoirs transmis germaient chronométrés par les dégagements de fumée.
Qu’en somme la cigarette, devenue aujourd’hui marginale, peut aspirer, comme toutes les autres substances, à occuper enfin la première place d’un livre ?
L’interdiction de la cigarette, non contente de s’appliquer à quelques lieux sacrés (églises, lycées, mairies), s’impose à la ville – et, plus encore, à la littérature. Elle participe aujourd’hui, pour un écrivain, d’un imaginaire contrefait et d’un mythe qui a fait son temps.
On ne peut noircir une page et ses bronches en une seule nuit. Par conséquent, le personnage de Pierre Louÿs, qui aspire pourtant à la littérature, se montre peu productif. Je suis même d’avis qu’il ne fume pas en vue d’écrire plus facilement, mais qu’il a choisi d’écrire dans le but de fumer plus librement.
La cigarette, drogue la plus répandue, est l’oubliée de la littérature des drogues : elle en constitue le point aveugle, alors même qu’elle s’y montre omniprésente. Mais précisément, elle est campée dans le décor, si bien qu’elle peine à occuper le premier plan. Son existence esthétique est faite de vapeurs, parsemée de brumes et de buées.
L’opium devient le haschisch ; les intuitions du maître s’affinent et gagnent en subtilité ; et voilà que le geste poétique du mangeur d’opium est tout à la fois étendu et rendu désuet par le jeune admirateur.
Les drogues sont plus qu’une allure et moins qu’une vocation : elles perpétuent une tradition, elles sont les gardiennes d’une institution et les courroies d’une transmission littéraire en mal de continuité.
Mais le fumeur de cigarettes, à la différence du drogué, ne saurait être associé à aucun profil-type. Il est n’importe qui. On le rencontre à la fois partout et nulle part, dans toutes les classes sociales et dans tous les pays. Il peut être un dandy hédoniste, un travailleur épuisé, un séducteur habile, un dépressif désespéré, un étudiant ou même un médecin, voire un pneumologue spécialisé dans la lutte antitabac…