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Critique de Charybde2


Salutairement cruel, étonnamment poétique, un tour de force littéraire, qui, au carrefour de la science-fiction d'anticipation bien noire, de l'historique procès de Bobigny et de récents retours en arrière un peu partout dans le monde, traque la mainmise ancienne et résurgente du patriarcat sur le corps des femmes.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/08/28/note-de-lecture-murmur-caroline-deyns/

Entêtante litanie de poésie carcérale, mots scandés, gravés ou griffonnés sur des parois qui se dérobent : c'est d'abord cet obsédant chant du cachot et du garrot qui se lance à l'assaut.

Alors surgit un énorme, terrible, « Pourquoi ? » Pourquoi cette femme est-elle ainsi emprisonnée ? Quel est le crime abominable, au-delà de toute rédemption et de toute logique proprement pénitentiaire (si une telle chose devait exister), qui justifierait son enfermement et son isolement, hors des regards et hors des paroles – ne laissant subsister que cette logique du murmure (raréfié, précisément), du chuchotement et de l'interstice qui est aussi celle des réfractaires et des vaincus du grand rêve volodinien ?

Les vingt premières pages, serrées dans leurs étroites colonnes de poésie soigneusement écrasée sous la botte patriarcale (ou tributaires d'un support que l'on n'ose pleinement imaginer, dans cet univers de haute sécurité), amènent un premier élément de réponse d'apparence improbable, puisqu'elles constituent, dans leur sombre beauté, le récit d'un accident, violent et néanmoins presque fortuit, celui de la perte d'un embryon. La véritable explication nous est tout à coup projetée en pleine face par un article du Code Pénal en vigueur ici, issu d'une source à la typographie bien différente, pour assener ce qu'est désormais la Loi.

Alors ? Pas de côté science-fictif émulant, d'une écriture poétique déterminée, beaucoup plus intéressante que celle de Margaret Atwood, certains des pires cauchemars issus de « La servante écarlate » ? Ce serait déjà fort impressionnant, mais ce « MURmur » est bien davantage, et nous entraîne en réalité beaucoup plus loin.

Caroline Deyns nous avait proposé en 2020 « Trencadis », sa biographie-mosaïque de Niki de Saint-Phalle. L'ouvrage ressort ces jours-ci en poche, ne le ratez pas ! Avec le texte de Gwenaëlle Aubry paru en 2021, dont nous vous parlerons prochainement sur ce blog, il constitue l'une des plus magnifiques mises en perspective d'un féminisme iconoclaste et subtilement décalé que je connaisse.

« MURmur », publié chez Quidam en ce mois d'août 2023, explore une face autrement plus sombre de la domination patriarcale convaincue de son bon droit. le récit carcéral initial et la juridifiction qui l'explique (on songera sans doute ici au poignant et rusé « À l'aide ou le rapport W » d'Emmanuelle Heidsieck), hallucinants par eux-mêmes, ne sont que les redoutables introductions d'un deuxième récit double, composé de pièces (à conviction, fournies par un appareillage de surveillance totale qui sert ici aussi bien à mieux vendre qu'à mieux punir, pouvant servir à tout marchandiser comme à appuyer n'importe quoi faisant office de loi) et d'une fable réaliste (dont les protagonistes s'appellent Mère, GrandeEnfant, Faiseuse ou encore MaîtreAvocate), fable qui procède en calque rusé du procès de Bobigny de 1972, étape historique en France, qui ouvrira la voie conduisant au vote de la loi Veil en 1975 et à la légalisation sous conditions de l'interruption volontaire de grossesse.

En jouant ainsi avec une rare maîtrise de l'entrechoc entre réalité historique, dérives contemporaines et apparences science-fictives (car les lois actuelles de certains pays ou États sont en réalité équivalentes à la dystopie que nous croyons lire initialement) ou fabuleuses (car en relisant la presse d'époque de 1972, on jurerait sans doute que le cadre doit en être quelque lointain pays moyenâgeux), Caroline Deyns multiplie de plusieurs facteurs la puissance de sa création et lui donne une rare capacité de résonance.

« MURmur » est un tour de force littéraire, salutairement cruel, étonnamment poétique, et pour tout dire d'une beauté nécessaire, là où le patriarcat jamais vraiment lassé de son emprise peut se comporter le plus directement en propriétaire du corps féminin.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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