Citations sur La porte du voyage sans retour (386)
La nuit au Sénégal est un concept discordant de cris, de gémissements, de hululements d’animaux petits ou grands, en chasse ou chassés, que l’on finit par ne plus entendre à force d’habitude.
(page 181)
Quand il ne porte pas d’arme à feu, un guerrier de métier comme lui se sent nu. Irascible par principe, querelleur, surtout après avoir bu cette mauvaise eau-de-vie. Il tue sans état d’âme s’il suppose qu’on lui a manqué de respect. Les gens de son espèce sont craints et haïs par tous les paysans du Sénégal car ce sont des faiseurs d’esclaves, des violents.
(pages 146-147)
Que les Nègres n’aient pas construit de bateaux pour venir nous réduire en esclavage et s’approprier nos terres d’Europe ne me paraît pas non plus être une preuve de leur infériorité, mais de leur sagesse.
Les palais, les châteaux, les cathédrales dont nous nous glorifions en Europe sont le tribut payé aux riches par des centaines de générations de pauvres gens dont personne ne s’est soucié de conserver les masures.
Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d’une génération à l’autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots, qui peuvent être aussi ciselées que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d’éternité monarchique.
(pages 54-55)
Quand les châteaux s’écroulent au bout de quatre siècles parce que les hommes qui les ont construits et les descendants de leurs descendants ont disparu, seuls les arbres qu’ils ont plantés tout autour résistent au temps. La nature ne passe jamais de mode, avait-elle pensé en souriant.
(page 31)
Parfois, certains souvenirs s’étiolent, comme une plante délicate perd ses feuilles, quand l’esprit qui les nourrit ne les entoure plus de la même affection, de la même sollicitude qu’avant.
Si j’en avais eu le loisir et l’envie, et surtout s’il (Estoupan de la Brüe, Directeur général de la Concession) m’y avait encouragé par son ouverture d’esprit, j’aurais alors ajouté à mon petit exposé agricole que les milliers de Nègres que la Concession du Sénégal envoyait aux Amériques auraient été mieux employés à cultiver les terres arables d’Afrique. La canne à sucre poussait sans peine au Sénégal et le sucre dont avait tant besoin la France aurait pu en provenir plus avantageusement que des Antilles.
(pages 233-234)
S’aimer, c’est aussi partager le souvenir d’une histoire commune.
(page 51)
Malgré tous les subterfuges que j’avais inventés pour l’oblitérer, la souffrance éprouvée sur le ponton de Gorée, après notre brève échappée au-delà de la porte du voyage sans retour, Maram et moi, me revenait intacte. Je compris alors que la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-même notre humanité secrète. Grâce à l’art, nous arrivons parfois à entrouvrir une porte dérobée donnant sur la part la plus obscure de notre être, aussi noire que le fond d’un cachot. Et, une fois cette porte grande ouverte, les recoins de notre âme sont si bien éclairés par la lumière qu’elle laisse passer, qu’aucun mensonge sur nous-même ne trouve plus la moindre parcelle d’ombre où se réfugier, comme lorsque brille un soleil d’Afrique à son zénith.
Je suis donc parti au Sénégal à la recherche des plantes, des fleurs, des coquillages et des arbres qu’aucun autre savant européen n’avait décrits jusqu’alors, et j’y ai rencontré des souffrances. Les habitants du Sénégal ne nous sont pas moins inconnus que la nature qui les environne. Pourtant nous croyons les connaître assez pour prétendre qu’ils nous sont naturellement inférieurs. Est-ce parce qu’ils nous ont paru pauvres la première fois que nous les avons rencontrés, il y a bientôt trois siècles de cela ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas éprouvé la nécessité comme nous de construire des palis de pierre résistant au flot des générations qui passent ? Pouvons-nous les juger inférieurs parce qu’ils n’ont pas construit des bateaux transatlantiques ? Il se peut que ces raisons expliquent que nous ne les estimions pas nos égaux, mais chacune d’entre elles est fausse.