Difficile et déroutant à suivre dans ses débuts, "
La Cité des nuages et des oiseaux" est pourtant un hymne à la narration, un hymne aux anonymes qui ont joué un rôle dans la transmission et la préservation des textes anciens. Hymne ne signifie pas pour autant chef d'oeuvre littéraire. J'ai aimé certains aspects du roman comme la profondeur des personnages, l'imagination débordante de l'auteur, mais j'ai trouvé la construction du récit alambiquée, le mélange des genres déroutant et la variété des thèmes abordés étourdissante.
Le récit qui s'étend sur plusieurs siècles s'apparente à une mosaïque d'histoires construite autour d'un objet : le manuscrit d'Antoine Diogène, un texte grec antique et fictif narrant les aventures du berger Aethon à la recherche d'une utopique cité céleste.
Reliées à ce texte ancien dont des extraits sont dévoilés au fur et à mesure, plusieurs histoires qui se répondent les unes aux autres nous sont racontées dans différents lieux et à différentes époques. Je ne suis pas opposé aux points de vue multiples, mais le début du livre ressemble davantage à un recueil de nouvelles, tant il est décousu et nécessite de fréquents retours en arrière. Chaque arc narratif a des personnages attachants, une histoire intéressante.
Anthony Doerr fait preuve d'une inventivité débordante et mélange les genres au risque de perdre son lecteur. On va ainsi du récit d'aventures à la science-fiction en passant par le roman philosophique et la fiction historique. Mais, équipé de chaussures confortables et n'oubliant pas de m'hydrater, j'ai franchi la montagne en une douzaine d'heures et tenu bon jusqu'à la dernière page.
Je n'ai pu m'empêcher de m'intéresser à Anna et Omeir, dont l'histoire se déroule au XVe siècle, pendant le siège de Constantinople, à Zeno dont on suit la vie de jeune garçon dans l'Idaho jusqu'à sa vieillesse, à Konstance, dont l'histoire se déroule dans le futur à bord du vaisseau spatial Argos et à Seymour dont l'histoire, déchirante à bien des égards, se déroule dans la même ville que Zeno lorsqu'il est plus âgé.
Chaque histoire a un lien avec le manuscrit de Diogène et nous voyons comment cette connexion influence la vie des personnages. Ces derniers ont perdu ou perdent au moins un parent, ils sont jeunes une bonne partie du roman et animés par un sentiment d'émerveillement. Anna est fascinée par la lecture qui lui permet d'accéder à l'univers des livres. Seymour est ébloui par la nature. Grâce à la bibliothèque numérique de son vaisseau, Konstance est émerveillée par les endroits de la Terre qu'elle peut visiter, par les connaissances qu'elle peut acquérir. Zeno trouve également un refuge et un monde de possibilités dans la bibliothèque de sa ville. Quant à Omeir, ce sont les histoires que son grand-père lui raconte lorsqu'ils chassent qui captivent son imagination.
Si chaque histoire a sa propre destination (Lakeport, Constantinople, une exoplanète), toutes convergent vers ce livre ancien fournissant la structure et la question centrale du livre. Comment ce manuscrit du premier siècle a-t-il pu se retrouver à Constantinople au XVe siècle, dans le monde d'aujourd'hui et dans le futur ? Comment a-t-il été préservé, par qui et pourquoi ?
D'où la dédicace en début de roman « à tous les bibliothécaires passés, présents et à venir ». Chacun des personnages a une relation avec un bibliothécaire, véritable gardien de la mémoire humaine : Zeno et Seymour avec ceux de Lakeport, Anna avec les scribes de Constantinople, Omeir avec Anna, et Konstance avec Sybil, l'intelligence artificielle de son vaisseau.
Anthony Doerr aurait pu se contenter de cette idée passionnante de préservation de la culture, mais il met aussi en avant ses préoccupations concernant la dégradation de l'environnement. Son avatar dans ce domaine est Seymour, jeune marginal solitaire qui est devenu un misanthrope radical après que des promoteurs immobiliers ont détruit la nature sauvage qu'il aime tant. le risque de destruction de notre environnement, la nécessité ô combien louable de préservation de notre nature répond évidemment à celle de notre culture.
Mais ce n'est pas tout, l'auteur pimente également son aventure de références classiques : le vaisseau Argos rappelle bien sûr Jason et son équipage, Zeno est sauvé par un chien nommé Athéna comme Hercule a été sauvé par la déesse elle-même, etc. D'autres symboles, plus écologiques ceux-là, sont également répétés à l'envi comme la chouette ou les roses. Les murs font aussi l'objet d'une attention particulière. La muraille de Constantinople est la plus évidente. Konstance de son côté vit cloisonnée dans son vaisseau. Seymour tente d'ouvrir une brèche dans un mur physique, tandis que Zeno essaie d'en défendre un. La notion de paradis est pareillement omniprésente. le titre seul fait référence à un fantasme irréalisable de céleste séjour. C'est le paradis que recherche Aethon. Pour Zeno, c'est un endroit où il peut être accepté, aimé, tout en étant lui-même et assumant son homosexualité. Seymour est attiré par la promesse d'un camp écologiste sylvestre où il peut embrasser la nature avec d'autres personnes partageant les mêmes idées. Pour Anna, c'est le rêve d'une vie meilleure en dehors de la ville. Pour Konstance, c'est l'espoir d'une vie possible sur Beta Oph2.
Comme vous pouvez le constater, c'est un roman gargantuesque divisé en vingt-quatre sections comme le nombre de lettres de l'alphabet grec (encore un symbole), célébrant les pouvoirs de l'imagination et abordant de nombreux thèmes. Chaque histoire aurait pu constituer un livre en soi, un roman fascinant. Mais Doerr ne s'est pas contenté de les rassembler, il les a mises dans un mixeur et a ensuite mélangé les morceaux pour que son livre ressemble à une mosaïque textuelle ambitieuse aussi compliquée que l'ancien codex de Diogène. La juxtaposition de ces intrigues les prive de leur dramaturgie naturelle et la narration, bien que grandiose, ne peut rétablir cette tension.
D'où ma sensation mitigée en fin de lecture : admiratif face à la luxuriance du texte, mais sonné par sa densité et son découpage, impressionné par l'imaginaire et la culture de l'auteur, mais étourdi par ses nombreuses grandes idées. A chacun de se forger sa propre opinion.