Citations sur Rosa dolorosa (22)
Et tandis que Li terminait d’énumérer toutes ces diffamations, Rosa sentait une mélasse remonter dans sa gorge, un vomi qui la brûlait encore quand elle décida de quitter la pièce. Quand elle marcha jusque chez elle. Quand elle cria.
S’il était une chose dont elle était certaine, c’était que Lino n’était pas un monstre. Son fils était cet être lunatique mais attentionné pour lequel elle s’était toujours dévouée. Il était celui qui l’inspirait. Pour lui, pour qu’il soit fier, elle avait tout tenté pour éviter de reproduire la lente dégradation maternelle dont elle avait été le témoin, enfant. Pour lui, pour qu’il ne se sente jamais seul, elle s’était acharnée à devenir cette bonne maman qu’elle aurait voulu avoir. Une maman présente. Une maman vivante.
Et tout ce que pouvait faire cette mère, désormais, c'était de se rallonger près de lui et attendre. Attendre blottie contre lui, bras autour de lui, lèvres posées sur lui. Attendre, attendre longtemps, sans plus jamais le laisser seul. Même si cela devait durer des jours entiers à ne pas boire ni manger. Des jours entiers à laisser ses jambes se fissurer. Se fossiliser. Attendre, attendre longtemps. Des mois entiers, s'il le fallait, des années, à demeurer ainsi. Ensemble.
Sous le choc, Rosa n’arrivait plus à parler. Sa gorge se mit à s’enflammer comme si, les méduses, elle les avait elle-même mastiquées.
– Je m’habille et je file sur le chantier.
– Déjà ?
– Pourquoi, t’as besoin d’aide ?
– Non, mais… Tu viens à peine d’arriver, Lino, on peut prendre cinq minutes.
– Il y a du boulot, non ?
– C’est sûr, c’est pas le travail qui manque. Lino regarda les jambes de sa mère.
– Tu veux que je fasse une lessive avant de partir ?
– Une lessive ? Mon Dieu, non, chéri. J’ai pas encore vieilli au point de… Je suis encore capable de faire le linge. Je te retrouve à l’hôtel tout à l’heure.
– Non, ça, c’est hors de question, maman. Toi tu restes ici, tu te reposes.
– Mais…
– Je viendrai manger ici avec toi ce midi. Salade Soleil ? – D’accord, chéri. Salade Soleil, je te prépare ça.
Lino cligna ses yeux humides et, pendant quelques secondes, Rosa eut l’impression de voir devant elle un inconnu. Son fils semblait être un autre, né d’une autre femme, à une autre époque, à un autre endroit. Sa voix même avait mué quand il changea de sujet.
Il leva les yeux vers elle. Toujours impassible, figure au squelette délicat, sa sérénité collée à lui comme un badge de boy-scout.
Rosa ne dormait pas. Allongée seule sur le lit de son fils, malgré le shit d’Hassan et malgré l’épuisement, elle conservait ses yeux ouverts comme des ventres. Rosa ne dormait pas.
Une meute de mains se mit à pousser Lino dans les escaliers, à l’entraîner, et en une seconde Rosa perdit le regard apeuré de son fils enseveli dans la masse, avalé par une mâchoire sauvage.
Quand Rosa vint s'asseoir face à lui, il baissa le menton et les yeux, elle eut l'impression qu'il avait déjà quitté la salle, déjà menotté, déjà interrogé, déjà condamné, déjà enfermé, que tout avait eu lieu déjà, que son fils était parti, que son fils l'avait quitté.