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Critique de boudicca


Parmi la multitude d'idées reçues concernant les littératures de l'imaginaire, il en est une qui reste aujourd'hui encore particulièrement tenace et qui consiste à affirmer que la fantasy ne servirait qu'à s'évader et vivre de belles aventures dans un monde imaginaire, et non pas à réfléchir sur le nôtre. Ainsi, un lecteur recherchant un récit portant un propos politique et s'interrogeant sur le fonctionnement de notre société, ses travers et son avenir, se verra généralement conseiller un ouvrage de science-fiction (on a tous en tête les classiques du genre : « Fahrenheit 451 » de Bradbury, « 1984 » d'Orwell...). Pourtant, il existe aussi des auteurs qui tentent de s'emparer des problématiques de nos sociétés modernes pour les décortiquer, les analyser ou les dénoncer par le biais de la fantasy. Récemment, Clément Bouhélier mettait en scène dans son excellent diptyque « Olangar » une cité imaginaire dans laquelle on assistait au soulèvement de la main d'oeuvre naine contre leurs conditions de travail, le tout sur fond de campagne électorale. de même, dans « Entre troll et ogre », Marie-Catherine Daniel interrogeait le déterminisme social et la violence de classe par le biais du récit d'un vieux troll parti en quête de son frère, tandis qu'Isabelle Bauthian s'emparait de la question de la place des femmes dans la société dans « Grish-Mère ». le nouveau roman de Catherine Dufour s'inscrit dans une démarche similaire : parler de notre monde et de notre société tout en faisant prendre du recul au lecteur par le biais du surnaturel et de l'humour. L'action se déroule sur une planète Terre encore très jeune, alors que Dieu vient tout juste de se faire la malle, abandonnant derrière lui une multitude de créatures féeriques. Ondines, sirènes, sylvains, dryades, sylphes, elfes, korrigans, fées, lutins, ograins (un curieux mélange entre les ogres et les nains) : les voilà tous privés de magie et forcés de vivre ensemble. Au début, tout ce petit monde cohabite plutôt bien, même si la vie est plus rude pour certaines espèces que pour d'autres. Et puis, au fil du temps, les ograins se mettent peu à peu à prendre leurs aises : les voilà qui se multiplient comme des lapins, s'approprient la terre, détruisent les cultures des voisins, détournent le cours des rivières, et surtout s'étendent, s'étendent, s'étendent…

Le roman aborde quantité de thèmes qui font directement échos à notre actualité et qui, parce qu'évoqués dans un contexte différent du notre, permettent une prise de conscience et de recul intéressante. le modèle capitaliste en prend évidemment pour son grade : les ograins s'approprient toutes les ressources naturelles possibles sans se soucier des conséquences à long terme tandis que les lobbys ne reculent devant rien pour accroître leur chiffre d'affaire et contenter les actionnaires. Pris au piège de ce système délirant, les autres peuples féeriques subissent sans pouvoir rien y faire les nouvelles règles imposées par les ograins. Certains se retrouvent à servir de coursiers bas-de-gamme pour un salaire de misère, d'autres assistent, impuissants, à la destruction de leur environnement naturel et se voient donc forcés à migrer, et tous subissent de plein fouet l'hostilité de la majorité de la population ograine qui souhaiterait les voir regagner leurs pénates. Au fil des ans, les ondines ont en effet désertés leurs rivières, les sylvains leurs forêts et les lutins leurs champignons pour se retrouver parqués dans les quartiers les plus mal famés de la ville ograine voisine où ils se démènent pour trouver un emploi le moins précaire possible. C'est à ces féeries mis à mal par le système que l'auteur s'intéresse ici, « ceux qu'on a colonisés, écrasés, humiliés, ceux à qui on a fait des promesses vite oubliées ». Les mots sont de Fouad Laroui qui a publié le 10 décembre 2015 dans Libération un article que l'auteur revendique comme source d'inspiration et qui résume parfaitement ce qu'elle a tenté de faire ici, à savoir souligner la nécessité d'écrire un nouveau récit collectif dans lequel les « perdants » ne seraient pas oubliés et dans lequel les vainqueurs reconnaîtraient leur faute (article consultable en ligne ici). Cette nécessité soulignée par l'article comme par le roman, elle vient de la montée du terrorisme et de l'attrait de plus en plus fort exercé sur certains jeunes esprits par la propagande de l'État islamique. S'il n'est nullement question de religion chez Dufour, les mécanismes et les événements décrits sont les mêmes que ceux dont on peut être témoin aujourd'hui : embrigadement de jeunes vulnérables et en colère, attisement de la haine entre les peuples, attentats, repli identitaire… La seule différence vient du fait que les opprimés ne sont pas stigmatisés en fonction de leur religion ou de leur origine mais de leur espèce : pour les ograins, de toute façon, lutins, ondines, elfes et compagnie sont tous à mettre dans le même panier.

Ce ne sont évidemment pas des thèmes qu'on s'attend à croiser dans un roman de fantasy, et pourtant il s'agit là du coeur du roman de l'auteur. le pari est osé et le résultat plutôt réussi dans la mesure où il permet, encore une fois, de prendre un peu de recul sur les bouleversements que rencontre notre société. Certains y verront du militantisme déguisé et en seront probablement agacés, il n'empêche que l'objectif de l'auteur n'est pas de nous imposer ses idées politiques à gros coups de massue mais plutôt de nous pousser à réfléchir hors de notre zone de confort. Outre l'utilisation du bestiaire mythologique, elle utilise pour ce faire l'humour, ce qui, pour aborder des thèmes aussi graves et tragiques, représente un joli tour de force. Catherine Dufour n'en est cela dit pas à son coup d'essai puisqu'elle s'est avant tout fait connaître pour son cycle « Quand les dieux buvaient » qui proposait des parodies de contes à la Terry Pratchett. le principe est ici le même, si bien que les créatures mises en scène sont souvent très éloignées de l'image qu'on pouvait s'en faire : ça picole, ça jure, c'est sale…, bref, on est bien loin des représentations traditionnelles (j'ai énormément pensé pendant ma lecture à Wilfrid Lupano et à sa bande dessinée « Traquemage », une série de fantasy « rurale et fromagère » dont je vous recommande la lecture et qui use des mêmes ressorts comiques). L'ensemble est plutôt amusant, le problème c'est que l'auteur en fait parfois un peu trop, au risque de gêner la fluidité de la lecture : certaines blagues sont un peu lourdingues, les jeux de mots trop répétitifs, et la manière de s'exprimer de certains personnages finit pas devenir agaçante, voire incompréhensible (série d'onomatopées, suppression de voyelles…). le tout reste tout de même plaisant à lire, et on ne peut s'empêcher de sourire de l'inventivité de l'auteur qui a le don pour trouver des idées complètement farfelues.

Avec « Danse avec les lutins », Catherine Dufour se sert de la fantasy pour interroger les problèmes de notre époque et de notre société. Elle nous livre à l'occasion une réflexion intéressante sur les dérives de notre modèle économique (socialement et écologiquement) et surtout sur la nécessité d'écouter et d'intégrer le récit et la vision de l'histoire des « perdants ». La gravité des sujets évoqués n'empêche pas l'auteur d'avoir recours à sa causticité habituelle et, si certains traits d'humour tombent parfois un peu à plat, l'univers et les personnages dépeints restent plutôt amusants. Une lecture qui sort de l'ordinaire !
Lien : https://lebibliocosme.fr/201..
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