Nouvelle : le rhume des foins
J'avançai pourtant, contournai la vasque. Assis sur un banc, au pied d'une statue tombée de la dernière nuit, un couple lisait dans un même livre un de ces in-octavo pulvérulents qui sont si fatigants à déchiffrer, avec leurs marges inexistantes et leurs « s » en forme de « f » . Ils chuchotaient, souriant, le garçon avait passé son bras autour de la taille de la jeune fille dont la petite tête poudrée s'inclinait avec tendresse. Ils se parlaient à l'oreille et tournaient les pages ensemble, leurs mains se croisaient. Je crus voir un tableau : « L'amour-goût » , « L'amour-amitié » , « Les premiers vertiges de l'amour » . La jeune fille gardait les genoux joints sous sa jupe collante, et son manteau de cour coulait en gros plis blancs jusqu'à l'herbe. Un ruban enserrait son cou gracieux et ses seins se montraient plus qu'à demi dans la corbeille étroite de son corsage.
C'est bizarre, de ne pas pouvoir estimer quelqu'un qu'on admire.
On peut toujours trouver à s'occuper avec son estomac, son sexe, ses neurones ou ses neurotransmetteurs, mais on finit toujours par relever le nez vers la réalité. On peut s'y faire, mais elle n'est pas très belle. Elle ne tient pas tellement debout. Et elle n'est pas à la mesure humaine. Kluwer, mon ami, c'est une bénédiction d'avoir planté une si belle chose dans un monde aussi discordant. Un truc aussi humain dans un univers aussi gigantesque. Et tant de sens au milieu de gouffres insensés. J'ai parfois l'impression qu'elle m'oriente ; qu'elle m'indique des directions étranges. Elle n'est pas kantienne, ta Vénus : elle est platonicienne. C'est la vestale postée sur le seuil de la grotte, et j'ai la sensation qu'elle balance sa lampe dans ma direction.
("L'accroissement mathématique du plaisir")