Citations sur Le goût de l'immortalité (62)
Le froid terrible de l'arène lui tient encore les os. Les températures suburbaines sont rigoureuses, elles ont aussi une épaisseur, une densité propres. Quelque chose comme la permanence pesante du tombeau.
Shi est le seul protagoniste de cette pitoyable histoire à avoir vraiment choisi. Je veux dire : effectué des choix, à rebrousse-poil du destin qui voulait lui imposer des catastrophes. À plusieurs reprises, je l’ai vu tout brûler sous ses pas pour sauver ce à quoi il avait décidé de tenir. Il a tout donné à une science, tout perdu pour un ami et tout risqué pour une femme. Bien sûr, encore plus que d’une grande âme, ce genre d’attitude procède d’une grande chance. La première chance de shi résidait dans sa capacité innée à vouloir. Vouloir n’est pas donné à tout le monde. Il faut naître avec des yeux qui voient clair, un cerveau qui décide vite et des bras assez puissants pour agir. Par là-dessus, il faut suffisamment de talent pour que ce que vous voulez, que ce soit une femme, une amitié ou un science, veuille aussi de vous. Et il faut encore la dose suffisante d’orgueil pour estimer que cette science, cette amitié ou cette femme vaut la peine qu’on se donne puisqu’elle est choisie par vous. L’ensemble de ces qualités fait de shi une espèce peu commune. Vous comprenez maintenant pourquoi je n’ai pas donné à cet homme le rôle principal de mon histoire : trop de perfection fatigue.
Le plus ennuyeux, en matière politique, est que chacun des participants croit qu'il est le seul à avoir lu sun tsu et machiavel. Résultat, vous y croisez cent mille connards qui nomment "tactique" leur sauvagerie, "influence" le goût des autres pour leur argent, "efficacité" leur absence de vue à long terme, "réalisme" leur manque de convictions et "victoire" les bourdes du camp d'en face.
Imaginez un Jardin, avec des Tilleuls et des fontaines, au fond duquel passe une femme désuète, du genre à porter un chignon lisse piqué d'une épingle d'argent et à ne jamais rien faire d'autre que marcher à petits pas et repeindre ses sourcils d'un air sérieux. Considérez ensuite n'importe quel port rongé par le sel et le vent, résonnant de cris, du bruit des machines et du roulement de mille plantes de pieds courant à l'ombre des grands navires après un travail, un bordel, une bagarre ou une friture d'algues. Vous pouvez ajouter une odeur de Jasmin au premier décor et une odeur d'iode à l'autre, vous mourrez d'ennui dans les deux. La femme se promène, se farde et bâille, les marins jouent, boivent et crachent. Maintenant, prélevez au pinceau la délicate jouvencelle du premier monde et déposez-la dans le second. Laissez-la grelotter ne serait-ce qu'une minute sur un môle trempé d'embruns, à trois pas d'un débit de Saké ou de l'aile tronquée d'un navire à quai, je vous promets que vous n'aurez pas à attendre plus longtemps que l'action commence. Ou bien faites entrer dans le Jardin aux Tilleuls un marin sec de soif, fou de faim, puant le Kelp et le métal bouillant, vous aurez bientôt des anecdotes amusantes à raconter. Vous pouvez aussi éparpiller de coûteuses Fleurs de Tilleul sur le quai misérable, pour voir, ou verser du Saké dans les fontaines, vous voilà paré contre l'ennui. Créer une histoire, c'est opposer des atmosphères.
Je suis morte et j'ai tué, j'ai vu tuer et mourir, j'ai eu un temps immense pour la douleur et la méditation, ai-je pour autant grandi en force morale? En discernement?
La souffrance n'élève pas, elle abaisse.Elle ne rend pas intelligent, elle abrutit ; elle ne rend pas plus fort, elle fêle ; elle n'éclaircit pas la vue, elle crève les yeux ; elle ne mûrit pas l'esprit, elle le blettit.
Un corps souffrant n'est pas un partenaire qu'on peut flanquer dehors.
Le premier aveu est assez facile : je n'ai pas, comme vous, comme vous croyez le savoir et comme mes données civiles le disent, un petit siècle.
J'en ai un peu plus.
Pour le moment, vous n'avez qu'à y voir de la coquetterie.
Quant au fond, je peux déjà vous promettre de l'enfant mort, de la femme étranglée, de l'homme assassiné et de la veuve inconsolable, , des cadavres en morceaux, divers poisons, d'horribles trafics humains, une épidémie sanglante, des spectres et des sorcières, plus une quête sans espoir, une putain, deux guerriers magnifiques dont un démon nymphomane et une ... non, deux belles amitiés brisées par un sort funeste, comme si le sort pouvait être autre chose. A défaut de style, j'ai au moins une histoire. En revanche, n'attendez pas une fin édifiante. N'attendez pas non plus, de ma part, ni sincérité, ni impartialité : après tout, j'ai quand même tué ma mère.
Mais peut-être est-il encore possible, avec beaucoup de soin, de science et de patience, de rendre la terre aux hommes et les hommes à la terre ? De rogner les tours à défaut de les abattre, épurer nos sols, nos eaux et notre air pour y relâcher, ressuscitées, toutes les Espèces dont nous conservons l’adn avec un soin pathétique ? Et ensuite, oser risquer un œil hors du Réseau sous un ciel moins jaune de crasse ? La tâche est immense, il y faudrait une parfaite maîtrise du présent, une connaissance intime des erreurs passées et beaucoup de temps.