La bonne cuisine, c'est le souvenir. Georges Simenon
Pour moi, tu es le maître du feu; un magicien quand tu fais gonfler la brioche ; un perceur de coffre-fort quand tu ouvres les huîtres ; un roi mage quand tu fouettes la crème Chantilly et que tu fais fondre pour moi du chocolat noir. La cuisine embaume la brioche qui dore et l’orange pressée. C’est la saison des sanguines. Tu les pèles à vif et me laisses placer les tranches sur une assiette. Tu ajoutes quelques gouttes d’eau de fleur d’oranger. Tu dis que ça te rappelle l’Algérie.
Un cuisinier, ça ne se parfume pas. sinon il se gâte le nez et les papilles.
Je veux ta colère, tes reproches, tes insultes, tes coups. Tout, sauf ton silence immobile et cette putain de chape de plomb qui recouvre tes émotions depuis que maman est partie.Je n'en peux plus de tes habits de deuil, de ta rectitude de moine soldat qui dort près de son fourneau. Je ne veux plus de ta sollicitude de père courage, de ta transmission sans émotion, de nos rites qui pédalent dans le vide.
Un jour que l'on cassait la croûte, il m'a expliqué : "Dès qu'un boulot m'emmerde, j'en trouve un autre. Je ne veux surtout pas savoir de chef, évidemment. En amour, c'était la même chose : dès que je trouvais le temps long avec une femme, je me cassais. Maria, tu comprends, c'est pas pareil : même lui faire du petit bois pour la cuisinière me réjouit et j'adore qu'elle soit la patronne. Quand je la regarde broder, tricoter ses machins, j'ai toujours l'impression que c'est la première fois. Tu verras, toi aussi, quand tu t'amuseras de toutes petites choses avec une femme, ce sera la bonne."
Je demande à Gaby : "C'est comment que ça se passe à la guerre ?" Il se gratte l'occiput : "Quatre-vingt-dix pour cent du temps tu t'emmerdes et les dix pour cent restant, c'est la merde, la grosse merde."
A notre dernier déjeuner sur l'herbe, maman t'a fait un cadeau. C'est peut-être depuis ce fichu cadeau que rien ne va plus comme avant. Elle a sorti sur le lit un épais carnet de notes qu'elle a posé devant toi. Relié dans un beau cuir fauve ; son papier couleur ivoire est doux au toucher. Un ruban rouge marque les pages. Tu es intrigué : "C'est pour ton travail ?" Maman t'a regardé avec cette tendresse un peu qui accompagnait souvent vos incompréhensions : "C'est pour écrire tes recettes. - Ecrire ?" que tu as répété plusieurs fois en haussant le ton. Pour toi, elle n'avait rien compris à ce foutu métier.
- Mais je n'ai jamais empoigné une queue de casserole.
tu lui a répondu;
- c'est pas grave, tu ne savais pas te servir d'une mitrailleuse.
Tu sais ce qu’il dit, dit Bocuse : « j’ai mes deux bacs, celui d’eau froide et celui d’eau chaude. »
Maman notait ta recette de poulet de Bresse. Elle utilisait un crayon à papier avec une gomme afin de pouvoir effacer quand tu hésitais.
- Il faut faire friller les morceaux de poulet dans une grande poêle.
- Friller ? avait demandé maman.
- Dorer quoi ! t'étais-tu exclamé avec une pointe d'ironie qui semblait dire : " C'est agrégée de français et ça ne sait pas ce que veut dire "friller".
Vous aviez ri et j'étais rassuré. Ce cahier de recettes, c'était peut-être une bonne idée.