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Critique de Labyrinthiques


J'ai avec l'oeuvre de Mar­gue­rite Duras un lien par­ti­cu­lier, depuis très long­temps. Grand lec­teur d'abord, j'ai à mon actif plu­sieurs tra­vaux uni­ver­si­taires à son sujet, sans avoir pour autant fini mon mémoire de maî­trise sur cette parole qui m'échappa au moment où je crus l'appréhender. Babe­lio m'a pro­posé d'écou­ter cette lec­ture et c'est avec grand plai­sir que je m'y suis prêté, his­toire de m'immerger dans cette voix, cette écri­ture qui me fas­cine.

La Musica Deuxième, Marguerite Duras lue par Fanny Ardant et Sami Frey« Ce sont des gens qui divorcent, qui ont habité Évreux au début de leur mariage, qui s'y retrouvent le jour où leur divorce est pro­noncé. Tous les deux dans cet hôtel de France pen­dant une nuit d'été, sans un bai­ser, je les ferais par­ler des heures et des heures. Pour rien d'autre que pour par­ler. Dans la pre­mière par­tie de la nuit, leur ton est celui de la comé­die, de la dis­pute. Dans la deuxième par­tie de la nuit, non, ils sont reve­nus à cet état inté­gral de l'amour déses­péré, voix bri­sées du deuxième acte, défaites par la fatigue, ils sont tou­jours dans cette jeu­nesse du pre­mier amour, effrayés.» M. Duras.

Ce sont deux voix qui se ren­contrent. Deux paroles qui résonnent, dans l'intimité d'un bar d'hôtel. Ils viennent de divor­cer. La parole s'engage presque sur un ton d'indifférence, neutre comme on pour­rait le faire avec un étran­ger… Puis les voix se nouent peu à peu, les sou­ve­nirs remontent à la sur­face, les reproches, les véri­tés qu'on ne veut pas entendre, les espoirs qu'on espère peut-être encore… La parole s'embrase : la tra­hi­son, la bles­sure ouverte, béante… On rejoue les scènes de manière dis­tante, pas du tout dans l'analyse, mais dans une théâ­tra­lité néces­saire pour faire res­sen­tir l'intraduisible… Duras nous y a habi­tué : depuis le Square à l'Amant, en pas­sant par Hiro­shima mon amour, il y a tou­jours ce dia­logue récur­rent, cet entre­tien infini, ces deux voix qui déchirent le silence ; en sur­gissent des sen­ti­ments para­doxaux : l'amour, le désir, la dou­leur, mêlés à la voix quo­ti­dienne, celle qui parle de meubles, de choses insi­gni­fiantes… il en résulte un mou­ve­ment contra­dic­toire de vio­lence, d'indifférence, de désir furieux, d'amour brisé.

Marguerite DurasLes voix s'opposent, s'enlacent, jouent du porte-à-faux, posent une ques­tion, répondent à côté, reviennent à la ques­tion posée pré­cé­dem­ment, ne se ren­contrent pas, s'ignorent, puis se per­cutent vio­lem­ment quand on ne s'y attend plus. Il y a sou­vent chez Duras la ten­ta­tion du dia­logue qui pour­rait tout renouer, y com­pris soi-même avec soi-même, mais il y a tou­jours un ratage, quelque-chose qui passe à côté de l'occasion rêvée… les voix finissent épui­sées et repartent cha­cune de leur côté.

La musica deuxième, réécri­ture de la Musica, 20 ans plus tard, apporte un deuxième acte qui va plus loin que la pre­mière pièce puisqu'elle veut les por­ter au bout de la nuit, au bout de l'épuisement pour qu'enfin la vérité éclate au grand jour :

« C'est en effet les mêmes gens et c'est aussi Evreux et cet hôtel. C'est aussi après l'audience. Mais cette fois-ci, ils ne se quittent pas au milieu de la nuit, ils parlent aussi dans la deuxième moi­tié de la nuit, celle tour­née vers le jour. Ils sont beau­coup moins assu­rés à mesure que passe leur der­nière nuit. Ils se contre­di­ront, ils se répè­te­ront. Mais avec le jour, iné­luc­table, la fin de l'histoire sur­vien­dra. C'est avant ce lever du jour les der­niers ins­tants de leurs der­nières heures. Est-ce tou­jours ter­rible ? Tou­jours.

Vingt ans exac­te­ment séparent La Musica I et La Musica II, et pen­dant à peu près ce même temps j'ai désiré ce deuxième acte. Vingt ans que j'entends les voix bri­sées de ce deuxième acte, défaites par la fatigue de la nuit blanche. Et qu'ils se tiennent tou­jours dans cette jeu­nesse du pre­mier amour, effrayés. Quel­que­fois, on finit par écrire quelque chose. » DURAS Mar­gue­rite, La Musica Deuxième, Textes pour la presse, Gal­li­mard, Paris, 1985, p. 97.

A écou­ter Sami Frey et Fanny Ardant dans cette édition c'est un pur bon­heur : leurs voix s'accordent par­fai­te­ment à cette parole qui déroule le texte. La voix de Samy Frey est tou­jours dans une sorte de frayeur, d'interrogation, de désir et de défiance, tan­dis que celle de Fanny Ardant semble tou­jours sur la défen­sive, dans l'usure, dans cette vio­lence de la dou­leur qui serre les dents, sans se plaindre jamais. Des grains de voix de toute beauté qui servent le texte avec finesse, ni sur­joué, ni sim­ple­ment lu . Il en res­sort cette musique, celle qui donne son nom au titre de la pièce, cette Musica, entre ritour­nelle tra­gique et chan­son d'amour qui ne veut rien dire…
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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