Le aye-aye et moi

Je venais de faire la connaissance de mon premier aye-aye. J'étais sous le choc: de toutes les créatures que j'avais eu le privilège de rencontrer, c'était la plus incroyable. Le aye-aye était en danger? Eh bien, il pouvait compter sur notre aide. Qu'un être aussi stupéfiant, aussi complexe, puisse disparaître, être rayé de la surface de la planète, voilà qui était impensable, au même titre que de brûler un Rembrandt ou de transformer la chapelle Sixtine en discothèque, ou encore de détruire l'Acropole pour édifier à sa place un Hilton. Pourtant, cet étrange animal est bel et bien en voie d'extinction. lui qui sur l'île de Madagascar a conquis un statut quasi mythique, lui qui accomplit des prodiges, et pas seulement d'ordre biologique. Un animal magique: tel il apparaît au peuple malgache au milieu duquel il vit, et, malheureusement, meurt.

Le pire, c'est que ces sales bêtes sont fascinantes. Regardez sous la lentille d'un microscope une mouche ou un moustique démembré, et vous serez aussitôt captivé par leur beauté architecturale. L'oeil à facettes de la mouche, par exemple, est un véritable chef-d'oeuvre de "design". La délicatesse de ses ailes fait, en comparaison, paraître grossiers les vitraux de la cathédrale de Chartres. A vrai dire, une fois que vous avez admiré leur incroyable complexité, vous vous sentez vaguement coupable chaque fois que vous en tuez une, et avec elle un des miracles de la nature.

J'ai un jour comparé Madagascar à une omelette mal pliée couchée sur l'Océan Indien, à l'est des côtes de l'Afrique dont elle a été arrachée il y a des millions d'années. Comme toute bonne omelette qui se respecte, bien ou mal pliée, elle est farcie de choses délicieuses.

Me laissant assis sur notre lit de fakir, à m’empiffrer d’antibiotiques en faisant descendre le tout grâce à des quantités tout aussi honorables de whisky, Lee courut au marché voir si elle trouvait d’autres genres de fruits et légumes susceptibles d’allonger la liste de mets à la carte de notre nouvelle recrue. Sitôt la chambre silencieuse, on se mit à gratter dans la cage, puis à croquer avec appétit - un bruit qui me mit du baume dans le cœur. Il faut dire que, parfois, un animal fraîchement capturé peut s’infliger, sous le seul effet du stress, un jeûne de vingt-quatre heures, sinon davantage. S’il cesse trop longtemps de s’alimenter, il risque d’y perdre sa vie : on se trouve alors dans l’obligation de le relâcher. A l’inverse, quand un animal se nourrit tout de suite, c’est déjà la moitié de la bataille de gagnée.

La prochaine étape consista à faire entrer clandestinement notre lémurien dans notre hotely. L'expérience du monde m'a appris une chose : certains hôtels voient d'un très mauvais œil le phacochère qui occupe votre chambre, ou alors font des histoires à n'en plus finir sous prétexte que vous gardez des serpents dans votre baignoire. Quand on y réfléchit bien, cette attitude bornée est vouée, à la longue, à les déconsidérer auprès de leur clientèle. En attendant, on en est réduit à jouer les vulgaires contrebandiers ; mille ruses sont nécessaires pour introduire nos précieuses créatures dans nos pénates à l'insu des tenanciers. Entreprise au demeurant fort hasardeuse. Je songe en particulier à une charmante femme de chambre sud-américaine : elle avait frôlé l'apoplexie en découvrant que je partageais mon lit non pas avec ma femme, ni avec ma maîtresse (ce qu'elle eût jugé tout à fait acceptable) mais avec un bébé tamanoir.

L'Homme qui se croit tellement malin qu'il n'a jamais résisté à la tentation de tripatouiller la nature, a introduit plusieurs espèces comme le tilapia et la carpe, l'un comme l'autre à ce point inamicaux, que l'espèce locale s'est bientôt éteinte. Personne ne connait le nombre des espèces disparues à Madagascar, aucune étude approfondie n'ayant été menée sur la faune du lac ; on sait seulement qu'elles se sont volatilisées, certaines sans même avoir eu le douteux privilège de recevoir un nom scientifique.

Le Japon et Hongkong sont en train d’assassiner les derniers éléphants, à force d’utiliser leurs défenses (tellement plus belles sur la bête vivante) pour fabriquer des sculptures. Les superbes fourrures du léopard, du jaguar, du léopard des neiges, etc., servent à couvrir les corps disgracieux de femmes non seulement laides, mais stupides. Les achèteraient-elles si elles savaient qu’elles ont sur le dos la peau d’un animal, qui, au moment de sa capture, a été tué suivant une méthode barbare digne du Moyen Âge : une tige chauffée à blanc fichée dans le rectum ; comme ça, il n’y a pas de marque.

On leur donnait à manger, entre autres une épaisse bouillie présentée sur une assiette en plastique plate tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Eh bien, les ayes-ayes retournaient l’assiette, creusaient à l’aide de leurs dents un trou dans le fond, puis mangeaient la bouillie avec leur troisième doigt. Il leur aurait paru inconcevable de manger dans l’assiette comme tout le monde – sans trou, pas de plaisir gastronomique.

Jérôme nous écouta tout du long attentivement, en hochant la tête et en se curant le nez avec volupté – sans doute cela l’aidait-il à se concentrer. Quand, enfin, le moment du départ arriva, il retira son index de la profonde excavation archéologique où il venait de mener des fouilles savantes, nous adressa un sourire éblouissant de bonne volonté, et serra les mains à la ronde. Je ne fus pas le seul à essuyer discrètement les miennes sur mon short.

Puis, tout d’un coup, il émit le plus extraordinaire des sons, que je peux seulement transcrire par « pan ! ». On eût dit un bouchon qui sautait, un bouchon minuscule. La première fois, je me pris à soupçonner Lee d’avoir, par bonté de cœur, déposé dans la cage une bouteille de champagne miniature. Cependant, comme l’animal continuait à faire sauter des bouchons à intervalles réguliers, je conclus qu’il s’agissait d’un signal.