Benoît Duteurtre aime nous faire voyager, nous dépayser. Dans son roman précédent Livres pour adultes,il nous emmenait sur le Danube, sur une île grecque.
Par son injonction audacieuse d' « En marche », cette fois, il nous embarque en Rugénie, « jeune république », « libérée du joug molduve », « candidate à l'Union européenne ». Un pays qui applique une politique « ouverte et éco-responsable », un modèle de société inspiré par le docteur Stepan Gloss, qui intéresse Thomas, « député du parti En avant », que nous allons suivre dans son voyage d'étude.
La Rugénie sait vanter les atouts de son pays, mais le voyageur note les premiers paradoxes.
Car les premières difficultés pour Thomas commencent pour rallier la capitale Sbrytzk, puis son hôtel. Les surprises l'attendent dans cet hôtel 100 % éco-responsable.
On en vient à se demander si Thomas a choisi le bon moment pour ausculter ce pays et en dresser l'état des lieux.
On dirait plutôt que tout se dérègle, se lézarde, part à vau-l'eau .
Que penser de cet état, soucieux de lutter contre le réchauffement climatique qui prône le tri sélectif et dont les trottoirs ne sont plus que des montagnes d'ordures, d'immondices, de cageots dégoulinants ?
Que penser d'un pays qui arbore le drapeau américain, qui a opté pour l'anglais en seconde langue officielle, alors que les guides signalent la pratique de l'allemand ? D'où la difficulté pour Thomas de trouver un
« passé historique ». « Make Rugénie great » pourrait être son slogan !
On comprend la curiosité de Thomas pour cette république qui prône « La parité sur le gazon », qui organise des championnats de la Diversité.
Le visage de la Rugénie authentique nous est conté/restitué à travers le prisme de différentes voix.
Tout d'abord, celle de Stepan Gloss,, « économiste philosophe, qui parle à l'oreille du président », permet de cerner ses aspirations. Dans un monologue, il y décline une ode à la nature.Son bonheur d'écouter le murmure du ruisseau, allongé dans l'herbe ou « assis sur un tabouret » rappelle la « liste des plaisirs » de Benoît Duteurtre dans le Livre pour adultes.
C'est en compagnie d'une charmante guide, assistante parlementaire( qui lui fut tout spécialement dépêchée) que Thomas découvre la capitale. Kimberly est peu encline à parler du passé( « terreur communiste, sexisme»).
Que penser d'un pays qui se targue d'accueillir les PMR ( personne à mobilité réduite) quand on entend toutes les récriminations que Mélanie confie à Thomas qui vient de dégager son fauteuil, prisonnier d'un nid-de-poule ? Râle-t-elle, comme un bon Français ou est-ce justifié ?
Dans sa diatribe, elle peste contre les trottoirs détériorés, occupés par les cyclistes…, ce qui n'est pas sans rappeler un chapitre de Polémiques. Ces nuisances pour les piétons avec l'invasion de trottinettes électriques ne contraignent -elles pas certaines villes à prendre des arrêtés, comme en Espagne. ?
Mélanie, installée depuis 9 ans, dresse un portrait sans concession de la Rugénie: elle se considère victime d'une annonce mensongère. Elle montre comment, avec l'arrivée de nouveaux dirigeants politiques, on a basculé d'un âge d'or à la crise, la mondialisation. Pour elle, le chaos n'est pas loin. On s'attache à sa cause, et comme Thomas, on est révolté par son destin tragique.
Cela se complique quand Thomas décide de se rendre à Blumenwald, vanté comme le « plus beau village de Rugénie », tout aussi difficile d'accès, « la ligne de train pittoresque, entre fleuve et falaise » ayant été supprimée.
Et de noter une fois de plus le paradoxe : lutter contre les voitures et promouvoir la circulation routière.
On pourrait penser que dans ce village, notre globe trotter va trouver le calme en choisissant comme hôtel « Le relais du silence » où l'on converse en murmurant ! C'était ignorer que pour faire vivre l'hôtellerie, la région est « un spot pour les choppers » qui viennent faire vrombir leurs engins le weekend,( puisque c'est interdit dans leurs pays.) ! L'enfer ! de quoi indigner les touristes qui se mobilisent, installent un barrage, et la tension monte entre les deux camps.
Pas étonnant que notre voyageur, désireux de connaître les us du pays, ne parvient pas à goûter le plat traditionnel, dont la prononciation est quelque peu hermétique : « chbrtch ». Avec Kimberly, dans la capitale, où il espérait tester des plats régionaux, c'est le « vegetal fooding » qui lui a été proposé. Son hôtesse lui stipulant que le gouvernement vise à réduire le marché de la viande. Et le voilà mastiquant « des biscuits compacts » !
L'obsession de Thomas de manger du « chbrtch » devient un fil rouge tout au cours de son expédition découverte de la Rugénie. En vrai touriste, il se conforme à ce proverbe : « When in Rome, do as the Romans do ». (1).
Thomas, adepte de « poésie bucolique », va peut-être avoir plus de chance à « La Ferme du bonheur » ! Mais sa conversation avec la paysanne à « l'allure d'un animal bizarre » est édifiante. On imagine sa déconvenue !
La protection des espèces animales devient un sujet contemporain épineux qui menace l'avenir des fermiers.Thomas a en mémoire un reportage sur une autre ferme « dont les vaches produisent trop de gaz à effet de serre ». L'émissaire gouvernemental lance le cri d'alarme : « la planète est malade » et fait pression sur les fermiers démunis pour qu'ils acceptent son offre. Que va devenir ce couple présenté dans le prologue ?
Par ce récit, l'auteur rappelle aux voyageurs qu'il est préférable et judicieux de bien s'informer avant de s'embarquer dans une destination inconnue. Pour éviter les déconvenues, les embûches, surtout vérifier la date de publication du guide, s'assurer qu'aucun conflit, qu'aucune grève ne menacent car ils pourraient tout comme Thomas en faire les frais !
Mais ce n'est pas la fin des aléas. Il connaît pire, risque pire, croisant la brutalité du monde.Gardons le suspense. Mais quel bilan Thomas va-t-il tirer de cette expérience, de ce périple éprouvant ? Ne s'insurge-t-il pas devant ce génocide des arbres, « abattage massif » ordonné par le président pour qui « la forêt vaut cher », « de l'or qui pousse en dormant ». (2)
Sur quoi débouchera sa rencontre avec Gloss, le « conseiller occulte d'un président énergique mais un peu idiot » dont il approuve les théories?
Toutes ces situations évoquées font écho à ce que chacun de nous a pu vivre en voyageant. En Rugénie, on paye en « schobitch »,mais pas de dépaysement par ailleurs car on y tweete et on y prend des selfies aussi !
Robert Saviano avertit les Français, en leur disant : « Regardez l'Italie. Vous êtes probablement en train de regarder votre avenir. » On serait tenté de remplacer l'Italie par la Rugénie ! Ce pays fictif sur lequel le narrateur pose un regard satirique et lucide sur les rouages du monde politique.
Benoît Duteurtre, contempteur de notre société, à la plume caustique, signe un conte philosophique percutant et drôle, sorte de roman d'anticipation qui revêt une valeur de lanceur d'alerte. Alors que nos élus, gouvernants sont engagés dans cette sauvegarde de notre planète, l'auteur ne veut-il pas montrer les limites d'un tel programme, trop utopiste, en soulignant les dégâts collatéraux de certaines mesures. La périphérie peut-elle /doit-elle supporter de voir les nuisances délocalisées à sa porte ?
Les tribulations de Thomas à travers la Rugénie, véritable odyssée truffée de péripéties offrent un road trip stressant pour ce pauvre protagoniste, mais si jubilatoire pour le lecteur !
(1) Traduction : Si tu es à Rome, vis comme les Romains.
(2) :Citation de L'écrivain national de Serge Joncour, Flammarion / J'ai lu.
NB : Et toujours ce plus de trouver à la fin du roman ce précieux récapitulatif des titres de chapitres.
Toute ma gratitude aux éditions Gallimard et à Babelio, dont l'opération masse critique me permet de suivre cet auteur dont j'apprécie la plume et que je recommande vivement. Comme Sébastien Lapaque ( dans un article du Figaro), je déplore que Benoît Duteurtre ne soit pas plus connu/lu. Double casquette, animateur de l'émission " étonnez-moi Benoît" sur France Musique.
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Il y a des livres que l'on découvre dans l'exact environnement qu'ils décrivent. Cela produit une sorte de court-circuit, plaisant ou non, pour le lecteur. Ici, j'ai donc plongé dans une description très précise du démantèlement ferroviaire à l'échelle européenne, jetant d'énormes camions sur les routes, et forçant les voyageurs sans auto à monter à bord de bus non autorisés à entrer dans les villes pour cause de lutte contre la pollution. Je voyageais moi-même à bord du “Cévenol”, train de desserte en pays de moyenne montagne, promis à une prochaine disparition, Cévenol donc, surplombant le fier Allier, traversant Gard, Lozère, Haute Loire , Cantal et Puy de Dôme, aujourd'hui arrêté par le poids de la neige sur les branches qui cassent et tombent sur les voies car, on n'élague plus les arbres avant les premières neiges ,monsieur,on n'élague plus. On attend l'incident et les voyageurs attendent( des heures) le dépannage. Mais je m'égare (sans jeu de mots). Ce livre ne parle pas que de transports aérien, ferroviaire ou routier, il parle aussi des oubliés des grands plans européens ou non ,de croissance respectueuse de l'environnement, de développement dit durable, de la place faite aux personnes handicapées, de communication, de dictature douce, d'un monde pasteurisé où tout le monde aura raison, à condition d'accepter de taire sa souffrance et son malaise. Il y a une description prophétique d'une révolte paysanne refusant le saccage de la campagne au profit des excursionnistes motorisés sur deux roues, qui évoque presque le mouvement de porteurs d'un accessoire de certaine couleur. C'est un conte, oui, mais un conte voltairien, swiftien, kafkaïen, Orwellien, qui nous fait suivre un personnage assez peu sympathique au départ, dans la spirale d' un monde qui se révèle très vite très semblable au nôtre, et à la fin affreusement ressemblant à celui vers lequel nous marchons. A lire, pour savoir plus précisément à quoi on souhaite ou non consentir. Il est encore permis d'en rire,grâce au talent comique de l'auteur. Il paraît que Kafka, nommé plus haut, se tordait de rire en lisant ses textes à Max Brod. Franz, sors de ce corps!
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Une très belle découverte d'un auteur que je lis pour la première et sûrement pas la dernière.
Quel personnage Thomas.On ne comprend pas toujours, ses choix mais peu être ce n'est pas les réactions que j'aurai face à de multiples situations.
Il y a des personnages auxquelles on s'identifie plus que d'autres.
Celui de Mélanie m'a touché malgré les injustices de la vie qui la rende parfois amère elle ne résigne pas.
J'ai trouvé d'une grande justesse "La longue marche vers le pire "Monologue de Mélanie.
La fin concernant ce personnage est cruelle.
Ce livre, nous montre qu'il faut aller chercher plus loin que les vitrines que nous montres la société et notablement les états.
Dans ce roman , on met en avant les minorités (femmes, handicap, LGBT, pays lointain) mais c'est peu à force de stigmatiser que l'intégration n'est pas réellement réelle . C'est une question que je me suis posée.
Il est aussi largement aussi question de l'écologie et d'économie.
Faire profiter la nature à tous, mais à quel prix ?
Le tri avec plusieurs sacs en plastiques est t'il vraiment écologique ?
Fermer des gares et mettre des autocars ?
Fermer des accès automobiliste pour rendre d'autre accès plus engorgé ?
Faire attention au thermostat de l'eau et avoir une magnifique salle de bain ?
Il est aussi question d'autoritarisme.
La fin n'est pas celle que j'attendai.
Cette histoire ferait un très bon film.
Merci à mon libraire, car c'est dans sa librairie que j'ai découvert ce livre.
C'est l'un des derniers livres acheté avant le confinement.
Je remercie toutes les personnes qui nous font aimer lire. (les amis ,la famille, les libraires, les critiques sur internets et Babelio)
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Et si faire le bien, apportait le mal ? Et si la dictature du bien menait à des comportements et des lois qui nous rendaient la vie impossible. Et si l'anarchie des bonnes pratiques rendait le monde invivable ?
Nous voilà invités en Rugénie, haut-lieu du développement durable et du respect de l'environnement.
On y recycle le pet des vaches, grandes coupables de l'effet de serre, on y bannit les voitures, à décourager les automobilistes, qui se retrouvent à enjamber trottinettes et vélos.
Mais en grattant l'écorce, on découvre l'envers du décor, le grand capharnaüm des bonnes résolutions.
La liberté commence là où s'arrête celle du voisin dit-on.
La Rugénie n'échappe pas à la règle, à grands coups de privatisation des terres et des services.
Cet ouvrage de Benoït Duteurtre n'a fait qu'exacerber certaines de mes pensées, moi qui ne prends que rarement ma voiture, favorise les transports en commun, trie mes déchets, évite le gaspillage. Mais rouspète aussi de toutes ces trottinettes à moteur qui nous taillent des shorts avec les enfants sur le trottoir. de ces places de parking horriblement chères (même si je n'en ai pas besoin) pour dissuader les gens de travailler correctement.
L'auteur nous montre le revers de l'économie verte ultra-libéraliste, alors qu'elle devrait sans doute sauver l'humanité.
L'écriture est cynique et drôle, et surtout, criante de vérités.
Le bien et le mal sont deux vieux amis qui ne sont pas près d'arrêter de s'offrir de belles tranches de rigolade, et de se rire de nous, humains, pauvres pantins.
Merci Babelio et Gallimard pour cette masse critique !
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