Réussirons-nous encore à nous soustraire, ne fût-ce qu'en petit nombre, aux occupations que la culture de masse réserve à une humanité d'esclaves en tentant d'y mêler aussi l'homme libre? Il ne reste plus à cet homme libre qu'à se retirer, s'il en a la force, dans son dédain et sa douleur. Si tant est qu'un jour l'industrie culturelle, en initiant aux lettres les esclaves eux-mêmes, ne sape pas à la base ce dernier bastion d'une aristocratie de l'esprit.
L'hypothèse du Dr Dobu de Dobu (Dobu)
Et il n'est pas dit -on me l'accordera- que cueillir des noix de coco en grimpant pieds nus sur un palmier constitue un comportement supérieur à un primitif qui voyage en jet en mangeant des chips enfermées dans un sachet plastique.
Il évite la polémique, même sur des sujets permis. Il ne manque pas de s'informer sur les bizarreries du savoir (un nouveau courant de peinture, une discipline abstruse... [...]). L'explication donnée, il ne cherche pas à approfondir la question, mais fait sentir au contraire son désaccord poli de personne bien pensante. Il respecte en tout cas l'opinion d'autrui, non par conviction idéologique, mais par désintérêt.
L'industrie culturelle offrira aussi à l'homme-masse athénien, au cas où le débat public ne le satisferait pas pleinement, une sagesse plus péremptoire, mais diluée en aimables digests, comme son palais l'exige. L'orfèvre en la matière est ce Platon dont nous avons déjà parlé, fort habile à donner aux vérités les plus ardues de la philosophie ancienne la forme la plus comestible, celle du dialogue. Il n'hésite pas à traduire les concepts en paraboles plaisantes et faciles à retenir (le cheval blanc et le cheval noir, les ombres dans la caverne, et ainsi de suite), suivant les impératifs de la culture de masse, où ce qui était enfoui dans les profondeurs (et qu'Heraclite se gardait bien de livrer au grand jour) est porté à la surface à condition d'être mis à plat et ramené au niveau de l'intelligence la plus paresseuse. (145)