Jardin assure, encore et encore, que le Changement adverse s'appuie trop largement sur la volonté de duper le temps, de lui échapper, de ricocher sur sa surface comme un caillou tout en y trempant indélicatement ses orteils, sur l'idée que cela suffira à détourner ses courants. Il faut s'enfouir dans le temps, dit Jardin, , pour parvenir à le modifier de manière durable ; jouer une partie au long cours, mais gagner.
« Contemplez mon œuvre, ô puissants, et désespérez !
Une petite plaisanterie. Fais - moi confiance, j’ai pris en compte toutes les variables de l’ironie. »
Nous sommes-nous toujours comblées l'une et l'autre durant ces traques ? Je me souviens de t'avoir poursuivie dans Samarcande, frissonnant à l'idée de toucher les mèches déliées de tes cheveux.
J’apprécie ta subtilité. Toutes les batailles ne sont pas grandioses, toutes les armes ne sont pas féroces. Même nous, qui combattons à travers le temps, oublions la valeur d’un mot prononcé au bon moment, d’un bruit dans le bon moteur, d’un clou dans le bon sabot… Il est si facile de détruire une planète que l’on peut négliger la valeur d’un murmure susurré à la neige.
Il y a un toi, mais tant de nous : des couches de pièces superposées, chacune avec ses propres traits, ses désirs, ses intérêts. La même personne peut avoir différents visages, en différents endroits. Les esprits changent de corps par jeu. Chacun est ce qu'il veut.
Les mots peuvent blesser, mais ce sont aussi des ponts.
La correspondance est une sorte de voyage dans le temps, tu ne trouves pas ?
Elle est rapide, féroce, et contrairement à ses poursuivants, se fiche de savoir si elle pourra retrouver le chemin de la maison. Elle glisse de brin en brin. Des villes naissent et déclinent autour d'elle. Des étoiles meurent. Des continents dérivent. Tout commence et tout échoue.
Elle se retrouve sur une falaise au bout du monde. Des champignons atomiques fleurissent à l'horizon; un reste de reste d'homme s'éradique.
Après une mission plane un silence grandiose, définitif. Ses armes et son armure se replient en elle comme des roses au crépuscule. Une fois que les pans de pseudopeau ont repris leur place et guéri, que la matière programmable de ses vêtements s’est retissée, Rouge ressemble, de nouveau, vaguement à une femme.
Elle arpente le champ de bataille, cherchant, vérifiant.
Elle a gagné, oui, elle a gagné. Elle est certaine d’avoir gagné. N’est-ce pas ?
Les deux armées gisent, mortes. Deux grands empires ont fait naufrage ici, chacun perçant de son écueil la coque adverse. C’est pour ça qu’elle est là. D’autres s’élèveront sur leurs cendres, plus adaptés aux desseins de son Agence. Et pourtant.
Il y avait quelqu’un d’autre sur le terrain – pas un rampant, comme ces cadavres embourbés dans le temps qui jonchent son chemin, mais un véritable adversaire. Quelqu’un de l’autre camp.
Peu d’agents tels que Rouge auraient senti cette présence contraire, mais elle est patiente, solitaire, prudente. Elle a préparé cet affrontement.
"Rouge a trop écrit, trop vite. Son stylo avait un cœur et sa pointe plongeait dans une veine. Elle a souillé la page avec elle-même. Elle oublie parfois ce qu'elle a écrit, se souvient seulement que c'était vrai, et qu'écrire est une souffrance."