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Critique de Henri-l-oiseleur


"Boussole" est un roman français publié par Actes Sud en 2015 et couronné du Prix Goncourt. Il a donc eu une large médiatisation, comme on le voit aux nombreuses critiques et citations sur Babelio.


Comme tel, ce bon livre présente quelques tares qui l'ont rendu acceptable au public contemporain : passages de poésie facile en phrases nominales, récit invariablement à la première personne subjective, plein de "ressentis", clichés décoloniaux bien-pensants (relevés et copiés sur ce site par des lecteurs au flair infaillible) avec les personnages mythologiques habituels : tirailleurs sénégalais, bons musulmans, méchants occidentaux colonialistes, islamistes dont les atrocités sont de notre faute, etc. Bruno Lafourcade appelle drôlement ces manies culturelles "l'altérophilie", ou amour de l'Autre au détriment de soi. Comment entrer autrement chez Actes Sud (éditeur qui a donné à la France une ministre de la culture corrompue mais de gauche) et plaire aux têtes conformistes du jury Goncourt ?


"Boussole", cependant, c'est un peu plus que cela. C'est la lecture de certaines chroniques assassines de Babelio qui m'a mis sur la voie. On reproche à Mathias Enard son "étalage prétentieux de culture", et même tel-le qui n'a jamais ouvert de thèse de sa vie, l'accuse d'en avoir écrit une, et non un roman. Ce qui déplaît tant ici ne peut pas manquer d'intérêt.


En gros, ce roman raconte la nuit d'insomnie d'un orientaliste, Franz Ritter ("chevalier" en allemand) qui craint pour sa santé et ressasse son amour malheureux pour une autre orientaliste, Sarah. Il revit pendant cette longue mille deuxième nuit ses rencontres et cet amour malheureux à travers le souvenir des multiples voyages, rencontres, colloques, lectures, stages et études, qui rythment la vie d'un grand chercheur universitaire, pour qui la culture n'est pas un objet d'étalage, mais la vie même. Comme Sarah (qui est bien plus engagée dans les sottises décoloniales que lui), il vit avec les auteurs et les musiciens, avec Goethe, Hafez, Beethoven, Omar Khayyam, Pessoa et tant d'autres. Il ne les "connaît" pas, ils forment la trame même de sa vie. Ce genre de personnage (et de personne) ne s'irrite pas de ses ignorances (comme sur Babelio), mais s'en réjouit : une ignorance est l'occasion d'une nouvelle découverte (et un motif de gratitude envers celui qui a ouvert cette nouvelle porte). Les malentendus de lecture que j'ai constatés s'enracinent dans la relation au savoir des lecteurs : pour les uns, ignorer est une humiliation, la perspective d'un pénible effort de prise de connaissance, et on a de la rancune envers le "prétentieux" qui en est cause ; pour les autres, ignorer est la promesse de nouveaux horizons, peut-être exaltants, une raison d'espérer.


Justement, comme le métier des personnages consiste à penser, chercher, découvrir, apprendre, bref à sortir de soi, le roman qui les décrit en action nous invite à la même démarche. "Boussole" n'est pas fait pour ceux qui n'attendent de la lecture que la confirmation de leurs idées reçues et la reconnaissance de leurs clichés (même si, par ailleurs, on en trouve à foison), pas plus que Sarah ou même Franz Ritter ne s'en contentent. Finalement, c'est un bon roman sur l'orientalisme, dans lequel personnages et lecteurs sont appelés à se dépasser et, même, qui sait, à se poser des questions sur leur repentance hypocrite. Franz Ritter (qui fait penser au chevalier de Dürer en compagnie de la Mort et du Diable) et Sarah ne sont orientalistes que pour cela : leur Orient est la chance de sortir de soi sans se haïr et d'aller au-devant de l'autre sans en faire un ange, en évitant ces pièges contemporains.
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