«Ah, une terre enfin, où tout à l'Est ne fût-ce l'Ouest déjà!»
Fernando Pessoa
Quel charme envoûtant, chers lecteurs mélancoliques ou en quête d'absolu - à qui je crois cet ouvrage s'adresserait en priorité-, pourrait très probablement déclencher chez vous la lecture de cette longue élégie, nocturne et sinueuse, entêtante et esthétisante, sans cesse en train de se bifurquer et de s'égarer dans les jardins suspendus d'un imaginaire orientaliste convoqué à n'en plus finir par son narrateur (à outrance, diraient par contre d'autres lecteurs que moi..)!
«Nuit enchanteresse! Folle ivresse! Ô souvenir charmant!». Comme le pêcheur de perles, Nadir, de l'opéra de Bizet, Franz Ritter, son narrateur, seul dans son appartement viennois par une soirée d'hiver froide et bruineuse, accablé par le diagnostic médical qu'on vient de lui annoncer, en même temps hanté par le souvenir d'un amour idéalisé et inassouvi, s'abandonnera à mille et une divagations librement filées, croisées et enchâssées, essayant par tous les moyens possibles de ruser avec les pièges imaginaires tendus à la fois par Eros et Thanatos au cours d'une interminable nuit blanche… Guettant, telle la célèbre princesse du conte oriental, la clairvoyance et la lumière du jour qui pourraient enfin le délivrer de ses chimères et de sa désespérance, Franz s'accroche aux élucubrations orientalisantes qui envahissent son esprit insomnieux, auxquelles viendront s'entremêler les souvenirs de son amour contrarié pour l'inconscriptible et inconstante Sarah, réveillés par le
message inespéré que cette dernière lui a fait parvenir et s'affichant encore à l'écran de son ordinateur dans la semi-obscurité où baigne la pièce. Souvenirs qui seront égrenés pêle-mêle, dans le désordre, depuis la toute première fois lorsque son chemin avait croisé celui de la brillante jeune orientaliste française à l'occasion d'un séminaire universitaire à Hainfeld, dans la demeure même, mythique, du premier grand orientaliste autrichien,
Joseph von Hammer-Purgstall, puis durant les différentes rencontres,
voyages d'études ou résidences qu'ils auraient partagés par la suite , en Syrie et en Iran, jusqu'à leurs derniers rendez-vous manqués, à Paris ou à Vienne, avant que la trace de la farouche Sarah, repartie encore plus loin, en Extrême-Orient, ne se perde finalement tout à l'Est, là où il est quasiment l'Ouest déjà…
Depuis la traduction des Contes des Mille et Une Nuits par
Antoine Galland au début du XVIIIe siècle, l'engouement pour l'exotisme n'a cessé de croître et d'influencer des courants artistiques et littéraires un peu partout en Europe (l'on pourrait à ce titre citer deux oeuvres emblématiques de son éclosion dès la fin du Grand Siècle, puis au cours du XVIIIe : les
Lettres Persanes, de
Montesquieu (1721) et la Marche Turque, de Mozart (1783). Ce n'est qu'au cours du XIXe siècle néanmoins que le mouvement connaîtra véritablement son apogée, embrasant d'un feu orientaliste l'ensemble des courants (romantisme, symbolisme, réalisme...) et disciplines artistiques de l'époque (littérature, arts plastiques, musique, théâtre…). Ce jusqu'à engendrer un catalogue imaginaire, un «coffre d'images orientales» dans lequel les générations suivantes - et y compris jusqu'à nos jours, aussi bien à l'ouest, d'ailleurs, qu'à l'est même du Vieux Continent- continueront de puiser. «L'Orient est une construction imaginale, un ensemble de représentations dans lequel chacun, où qu'il se trouve, puise à l'envi». Pour preuve, rajoute le narrateur, le fait que «les princesses voilées et les tapis volants des studios Disney sont non seulement autorisés en Arabie Saoudite, mais même omniprésents. Tous les courts métrages didactiques (pour apprendre à prier, à jeûner, à vivre en bon musulman) les copient. Ce faisant, les cinéastes qui travaillent pour l'Arabie Saoudite rajoutent des images dans le fonds commun».
Parcourir les territoires imaginaires de l'Orient : traverser, l'espace d'une nuit somniphobique, «les terres perdues des Mille et Une Nuits» en compagnie d'Alvaro de Campos, de Lady Stanhope, d'Alois Musil, ainsi que d'une quantité fabuleuse d'autres personnages - à vous en donner parfois le vertige - réels ou imaginaires, célèbres ou anonymes, conquérants ou mystiques, héros ou maudits, artistes, musiciens, écrivains, guerriers, archéologues, poètes, aventuriers, religieux...! Descendre au mythique Hôtel Alep avec
Annemarie Schwarzenbach,
Gertrude Bell ou
Lawrence d'Arabie… Faire d'incessants allers-retours entre Vienne et Paris, Istanbul, Damas, Téhéran ou Palmyre (à un moment où il était encore possible de s'y rendre, avant que la folie de Dieu et l'incurie des hommes n'en interdisent l'accès et n'en éradiquent dramatiquement la beauté). Partir en Orient. Chercher l'Orient dans l'Occident.
Qu'y aurait-il en définitive au bout de cette quête que nous propose l'auteur? Un autre «Orient - toujours à chercher plus loin– à l'orient de l'Orient»? Un divin ravissement sans lendemain? Une fumée d'opium ? Chercher soi dans l'autre : «laisser souffler le vent de l'altérité», répondrait l'insaisissable Sarah. L'orientalisme comme une forme d'aventure et d'auto-connaissance : Connais-toi hors toi-même!
«Elle parla longuement de la sainte trinité post-coloniale, Saïd, Bhabha, Spivak ; de la question de l'impérialisme, de la différence, du XXIe siècle où, face à la violence, nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l'altérité absolue de l'Islam et d'admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme, mais aussi tout ce que l'Europe devait à l'Orient -l'impossibilité de les séparer l'un de l'autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l'autre en soi. Des deux côtés.»
Voilà ce à quoi pourrait, entre autres, nous inciter à réfléchir la lecture de cet opus superbement écrit, ou, en tout cas à mon sens, l'une des thèses principales défendues par ce roman encyclopédique, dont l'ampleur du propos sous-jacent à son élaboration, la suspension digressive et radicale, l'érudition compacte, par moments certes écrasante et monolithique, auraient visiblement - cela peut tout à fait se concevoir- dépité bien plus d'un lecteur!
Brillant, à un tel point qu'il serait malgré tout couronné en 2015 -par un jury certainement subjugué par son excellence- d'un prix littéraire d'ordinaire attribué à des ouvrages sensiblement plus formatés, voués en tout cas à jouir d'un plus grand consensus et à toucher un plus large lectorat,
BOUSSOLE reste de mon point de vue l'un de plus surprenants romans français de ce siècle, un sublime électron libre, aux multiples entrées, égaré parmi la déferlante d'ouvrages reposant sur un socle documentaire, sociétal ou autofictionnel, qui semble s'être abattue sur le paysage littéraire contemporain.