Citations sur Les bonheurs courts, tome 3 : Les soleils de l'automne (8)
Ceux qui croyaient que l’avènement de la République leur apporterait du travail s’apercevaient, au fur et à mesure que passaient les jours, qu’ils avaient trop vite pris leurs rêves pour la réalité. Leur rancune se révélait d’autant plus forte que leurs espérances avaient été grandes : la colère grondait parmi les ouvriers. Quant aux bourgeois, ils commençaient à en avoir assez de cette République qui, jusqu’ici, n’avait amené qu’excès et désordres. Dans les maisons des seigneurs du négoce ou de l’usine, comme chez les artisans aspirant à la bourgeoisie, on avait confiance dans la garde nationale pour protéger, le cas échéant, les personnes et les biens.
Ces méfiances dégénéraient vite en haine, l’étranger de passage avait l’impression d’en respirer la terrible odeur. Chacun prévoyait qu’il suffirait d’une étincelle pour que tout s’embrasât.
– T’es fâchée, maman ?
– Non, ma chérie, mais il faut que tu comprennes… La Désirade, c’est un mensonge, une histoire, un conte de fées.
– Les contes de fées, c’est pas des mensonges !
Dans la chambre de son enfant, la maman regardait dormir Charlotte, essayant de découvrir sur le petit visage les traces d’un caractère semblable à celui de sa mère et de son arrière-grand-mère. Malheureusement, dans la jolie frimousse de la gamine endormie, en dehors de la beauté promise, Armandine discernait quelques-uns des traits un peu flous – mais charmants – de sa propre mère, Louise, dont le cerveau fragile n’avait pas résisté aux misères de la vie
Les plus sages répétaient que ce n’était pas seulement en changeant les hommes qu’on viendrait à bout d’une crise qui, jour après jour, augmentait la liste des faillites et multipliait le nombre des chômeurs dont la masse composait une menace latente pour n’importe quel gouvernement. Les plus inquiets assuraient que les appels harmonieux de Lamartine, pas plus que les promesses généreuses mais irréalistes de Ledru-Rollin, ou les prophéties de Garnier-Pagès ne rendraient à la France l’équilibre qu’elle venait à nouveau de perdre.
– La République !
– Vous croyez que ça changera quelque chose ?
– Y aura plus de pauvres ! Tout le monde dans le même panier ! Le droit de vote pour tous !
À quoi bon détromper la fillette ? D’abord, elle ne la croirait pas, ensuite pour quel motif l’empêcherait-elle d’ajouter foi à l’existence de Riquet à la houppe ou du Petit Chaperon rouge ? Ce serait une mauvaise action car une enfance désertée par les fées est une enfance triste. Elle se promit, cependant, de désintoxiquer peu à peu Charlotte de la Désirade, au fil des années, au fur et à mesure que son bon sens s’affirmerait.
Elle n’aimait pas les défaites. Ayant eu son enfance bercée par le récit des victoires napoléoniennes, d’instinct elle détestait ceux qui se heurtaient à l’armée dont elle gardait le culte.
On aura, enfin, la République et on sera heureux ! Finie la misère ! Terminé le travail forcé ! Les patrons devront se soumettre ! On vivra autrement que des bêtes de somme ! L’égalité et la justice pour tous, les pauvres et les riches auront les mêmes droits !