On ne ressuscite pas les vies échouées en archive. Ce n'est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois. L'espace est étroit pour élaborer un récit qui ne les annule ni ne les dissolve, qui les garde disponibles à ce qu'un jour, et ailleurs, une autre narration soit faite de leur énigmatique présence.
L'objet de l'histoire est sans nul doute la conscience d'une époque et d'un milieu, en même temps qu'il est nécessairement construction plausible et vraisemblable des continuités et des discontinuités du passé, à partir d'exigences savantes. L'historien n'est pas un fabuliste rédigeant des fables, c'est pourquoi il peut affirmer comme le faisait Michel Foucault : "Je n'ai jamais écrit rien d'autre que des fictions et j'en suis parfaitement conscient", en ajoutant aussitôt : "Mais je crois qu'il est possible de faire fonctionner des fictions à l'intérieur de la vérité".
Il y a tant de bonheur à accumuler une infinité de précisions sur des milliers d'anonymes disparus depuis longtemps, qu'on en oublie presque qu'écrire l'histoire relève d'un autre exercice intellectuel où la restitution fascinée ne suffit pas. Entendons-nous bien malgré tout : si cette dernière ne suffit pas, du moins est-elle le terreau nécessaire à partir duquel on peut fonder de la pensée. Le piège se limite simplement à cela : être absorbée par l'archive au point de ne même plus savoir comment l'interroger.
Déroutante et colossale, l'archive, pourtant, saisit. Elle ouvre brutalement sur un monde inconnu où les réprouvés, les miséreux et les mauvais drôles jouent leur partition dans une société vivante et instable.
« Qui a le goût de l'archive cherche à arracher du sens supplémentaire aux lambeaux de phrases retrouvées; l'émotion est un instrument de plus pour ciseler la pierre, celle du passé, celle du silence. » (p.43)
Les élites ne sont décidément pas les seules à détenir une culture et une vision déchirée de leur conscience, même si elles sont les seules à avoir eu l'aisance de s'exprimer, et le bonheur de s'exprimer par écrit.