Tous dorment, sauf Zinesh, qui n'a jamais eu l'esprit si vibrant. Quel âge as-tu Zinesh ? Trente ans, pas plus, l'âge de ton arrivée au royaume des morts. C'est la nuit du souvenir. Tu te souviens de la princesse Kalthoum et des cuisines et des coups de fouet. Tu te souviens de l'homme ivre qui cherchait son amour. A lui tu avais donné quelque chose. Quoi ? Quoi ? Ah ! tu cherches éperdument. Quelque chose d'impossible à reprendre, quelque chose qui lui conféra tout pouvoir sur toi, comme le soleil aux tournesols.
Il faut qu'en une nuit tu cherches et te souviennes. Tu sors d'un sommeil de vingt ans. Comment dormir ? Quand tu sais que tu pars avec lui, il est là couché dans sa boîte de planches en dessous de l'allée, que voilà qu'il t'emmène dans son pays. Qu'il t'emmène, que tu l'emmènes, tu ne sais plus. Horacio ! Horacio ! Le rose écume à l'est, coupé d'un trait sanguinolent, le monde ouvre un œil, l'œil du serpent python, l'œil du hublot qui s'irradie le temps d'un virage. Un jour de plus s'est levé en Orient tandis que l'appareil pique droit sur Rome. Dans la nuit.
Elle lui dit qu'elle détestait l'Arabie. Elle n'avait pas réalisé qu'elle appartenait à un pays qui avait aboli l'esclavage des Noirs en 1969, mais jamais celui de ses femmes, jusqu'à son retour d'Amérique à l'âge de seize ans. A l'étranger, elle avait vécu comme n'importe quelle lycéenne qui s'habillait court, jouait au tennis, partait en camp de vacances et fréquentaient les garçons…
Brutalement le monde se déroba. Elle eut la sensation qu'on l'enterrait toute vivante, là, avec ses jambes de seize ans habituées aux coups de pédales alertes à travers les pelouses de Washington et qui voulaient galoper, ses cheveux qui voulaient flotter dans l'eau salée de la mer Rouge. Dès le retour à Djeddah on la força à porter l'abbaya et même à se voiler le visage. Ses parents étaient des gens ouverts, conciliants, sa mère s'était vêtue à l'occidentale pendant des années en Amérique, mais l'Arabie, s'efforçaient-ils de lui faire comprendre, n'était plus ce qu'elle était. Tout était bien plus répressif que quand ils étaient partis, seulement cinq ans plus tôt. La révolution iranienne était passée par là et avait fait souffler un vent de puritanisme sur l'Islam. L'Arabie, gardienne des lieux saints, s'était sentie obligée de surenchérir. Encore une fois, les femmes avaient payé ! La liste des prohibitions avait désormais été fixée, codifiée. On savait maintenant ce qu'il était interdit de faire : à peu près tout. L'espace où les femmes avaient le droit de se mouvoir était désormais strictement délimité : zones réservées dans tous les lieux publics, guichets pour femmes, grilles et paravents. Il ne leur restait plus qu'à respirer leur propre haleine humide sous la couche de gaze noire par cinquante degrés à l'ombre.
...il avait eu ce chagrin sec qui semblait la force terrible de l'homme blanc. C'était une autre humanité. Arabes et africains pleuraient leurs morts et ne ravalaient pas, comme ceux-là, leurs gémissements dans la gorge. A pleurer à voix haute on trouve de la consolation et il y a de la douceur à écouter son propre chagrin.
Cet homme était triste et aussi éteint que la cendre froide au fond des cendriers que la servante vidait sans relâche. Non elle n'aurait pas dit éteint. Quelque chose couvait tout au fond de ses yeux gris, un point orange, une incandescence…