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Critique de berni_29


Je veux ce soir vous parler d'un territoire secret, mystérieux, protégé du vacarme du monde... C'est un territoire qui sait redonner de l'épaisseur au temps, lui offrir des respirations, c'est un temps qui s'étire dans les entrelacements de nos battements d'ailes.
Les livres sont des objets aux pouvoirs envoûtants. Des personnages peuvent s'extraire des pages et nous rejoindre dans notre quotidien, mais l'inverse est possible aussi...
Les livres sont des cabinets de curiosité, l'incarnation de nos rêves et de nos défaites, l'invitation à conjurer nos peurs, à sacraliser nos désirs jubilatoires.
Les livres sont nos miroirs...
Dans ma commune, une petite librairie indépendante vient d'ouvrir. Elle a le charme des livres qui respirent. Elle est tenue par deux jeunes femmes libraires qui ont le même prénom, Julie et Julie... La légende dit qu'elles se seraient rencontrées par hasard. Moi je n'y crois pas un seul instant. Dans cette aventure commune, c'est encore ce vieil ami Paul Éluard qui a raison : « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous ». Elles s'appellent Julie mais elles sont aussi différentes que le sont Anna Karénine et Anna Frank, Emma Bovary et Emma Thompson, Virginia Woolf et Virginia Cléo Andrews, George Eliot et Georg Sand, ou bien encore Jane Eyre et Jane Austen...
Tiens ? Jane Eyre, parlons-en justement... Comme c'est étrange, l'autre jour je suis entré dans ma librairie favorite, donc chez les fameuses Julie dont je vous parle, j'avais l'intention de lire L'Affaire Jane Eyre, de Jasper Fforde dans le cadre d'une lecture commune entre amis de Babelio et figurez-vous, - je vous assure que c'est vrai, j'ai commencé à ouvrir un fichier Word, j'ai jeté quelques idées en vrac au début de ma lecture et, - énorme lapsus, j'ai enregistré le fichier sous le nom de L'Affaire Jane Austen... J'en connais une à qui cela n'échappera pas...
J'aime bien me rendre souvent dans la librairie tenue par les Julie car on y trouve des idées de lecture très inspirantes qui sortent des sentiers battus.
Ce jour-là, j'étais béni des dieux de la lecture ! Elles possédaient l'unique exemplaire que je recherchais. D'une seule et même voix elles m'ont dit : « Quelle chance tu as Berni d'aller vers ce roman ! » Bon, là j'exagère un peu, hein.
Je leur ai demandé : « Faut-il avoir lu Jane Eyre pour bien entrer dans ce roman et le comprendre ?
- Oui, a répondu l'une des Julie,
- Non, a répondu l'autre Julie.
- Faudrait savoir, j'ai ajouté.
Chacune a apporté son argumentation et chaque argument tenait la route. Elles sont vraiment géniales. Fort de ces éclairages, j'ai posé une autre question : « J'ai entendu dire que Charlotte Brontë aurait écrit une autre version de Jane Eyre où la fin ne se termine pas comme dans le roman original. Une sorte de roman apocryphe... » Mais là aucune d'elles n'a su me répondre, je les voyais drôlement embarrassées et j'ai presque regretté de leur avoir posé cette question. Je ne voulais pas leur faire de peine. J'avais lu il y a quelques années Jane Eyre, je m'en souvenais encore très bien, y compris de cette fin, non pas bâclée comme certains le prétendent, mais un tantinet décevante, il faut bien l'avouer...
« Tu vas nous concocter un billet à ta façon, Berni ? » a demandé Julie.
- Prends tout ton temps et n'hésite pas à parler un peu de nous au passage », a rajouté l'autre Julie.
Elles m'ont raccompagné toutes deux vers la sortie avec dans leurs yeux cette petite mélancolie mêlée de joie qui donne une âme à leur boutique.
Je suis sorti de la librairie heureux de mon achat lorsqu'un homme m'a hélé.
« Monsieur ! Monsieur ! » Je me suis retourné. Je l'ai reconnu, il était également dans la boutique tout-à-l'heure. Il m'avait semblé qu'il tentait de capter de manière attentive toute notre conversation. J'étais à l'instant encore serein et tout jusqu'ici se passait bien. Parfaitement bien même. Jusqu'à ce que...
« Monsieur !
Il s'est présenté, disant s'appeler Currer Bell. « Je vous ai entendu tout-à-l'heure dans la librairie poser la question sur le sujet de la fin du roman de Jane Eyre. »
- Oui ? Et ? » Je commençais à le trouver un peu intrusif.
« Cette fin si décevante, n'est-ce pas ? poursuivit-il.
- Je suis d'accord avec vous.
- Cette fin si fade... Cette fin qui a déçu et déconcerté tous les lecteurs du roman. Cette fin bâclée...
- Et donc ?
- Je possède une très rare pièce, un exemplaire apocryphe où la fin est différente, où Charlotte Brontë a écrit la fin que tout le monde attendait, la seule fin logique...
- Et que pensez-vous en faire ?
- Vous le faire lire bien sûr.
- Oh! Je ne sais pas si je suis à la hauteur pour cette idée. Ce livre aurait sans doute une meilleure destination dans d'autres mains, ne pensez-vous pas ? »
L'homme s'est alors approché de moi au plus près, comme s'il était prêt à m'étreindre. Il avait bruquement un air affolé, regardait autour de lui, avec des gestes nerveux. « Ils me pourchassent, vous ne comprenez pas ? Ils savent l'existence de cet ouvrage que je possède. Ils veulent s'en emparer. Vous, ils ne vous inquiéteront jamais, vous paraissez si ordinaire, presque invisible. » J'ai pris cela comme un compliment. Il s'est encore approché de moi plus près encore comme si l'étreinte se resserrait et m'a glissé presque dans l'intérieur de mon pantalon, comme dans une boîte aux lettres, quelque chose qui ressemblait à une enveloppe épaisse... Puis il a pris la fuite en courant...
Les Julie observaient la scène à travers la vitrine de la boutique, complètement médusées...
De retour chez moi, je me retrouvai devant deux lectures urgentes à lire, un peu comme une masse critique Babelio où il ne vous resterait qu'un seul jour pour tout lire. Ça vous est tous bien sûr un jour arrivé, j'en suis sûr...
J'ai fait l'inverse de ce que vous auriez fait, j'ai lu tout d'abord L'Affaire Jane Eyre. L'autre récit viendrait plus tard...
La lecture de L'Affaire Jane Eyre a été comme une sorte d'ouragan, ce fut la lecture d'un récit déjanté, jubilatoire, intrigant et en même temps porteur de sens.
Je l'ai lu d'une traite, autant par l'élan suscité dans l'immédiateté du plaisir que par la hâte vers l'autre récit. Il y a un côté loufoque et ingénieux que n'aurait pas renié Boris Vian. La méchanceté du méchant au nom diabolique d'Achéron Hadès, le génie foldingue de l'oncle qui invente des machines à remonter le temps littéraire, sont à la hauteur du récit. Mais comment qualifier ce roman ? Uchronie ? Fantasy ? Thriller futuriste ? Roman d'amour ? Roman tout court ?
Thursday Next, le personnage principal, est une femme attachante, ancienne combattante revenue brisée d'une guerre de Crimée qui n'en finit pas. Elle est une sorte de flic littéraire entraînée avec toute une organisation de personnes appelées Opspecs dans une enquête à la poursuite d'un serial killer qui a le projet d'entrer dans des oeuvres littéraires majeures, prendre en otage des personnages essentiels, menacer de les tuer au motif de démontrer sa suprématie au monde.
J'ai beaucoup aimé les multiples variations de ce roman sur l'imaginaire, son pouvoir abyssal qui nous porte et nous emporte, cette littérature qui s'attache à donner sans cesse l'illusion de la vie.
Ce livre est d'une inventivité jubilatoire. Quel plaisir de savoir qu'il existe un monde parallèle où vivent, respirent, aiment, des personnages de fiction ! Ces personnages que nous aimons tant, comme des frangins, comme des amantes... On y croise même un dodo de compagnie. Plock ! Plock ! Plock !
Un seul regret, un tout petit regret : Jane Eyre tarde vraiment à entrer en scène... Ce n'est plus l'Affaire Jane Eyre, c'est l'Affaire de l'Arlésienne... Qu'à cela ne tienne ! J'irai la rejoindre, c'est sans compter sur le pouvoir du lecteur...
C'est un vertige qui nous invite ici comme réponse à la question du sens posé face à un monde gigantesque et difforme autour de nous. Alors, se laisser tomber dans ce vertige...
S'extraire de la réalité, se fondre dans un livre au sens premier du terme. Vivre l'expérience immersive aux confins des pages et de leur envers...
Je voulais devenir à mon tour un Opspec. Partir à la recherche de Jane Eyre que je savais en grand danger...
J'avais commencé à lire le manuscrit qui m'avait été confié et puis, accablé par une journée éreintante, je m'étais endormi.
C'est une odeur de fumée qui m'a réveillé. Et puis des cris au loin. Une femme en panique est venue me chercher dans ma chambre. Il y a le feu, il y a un incendie.
Je me suis retrouvé dans le couloir. Et j'ai vu une autre femme, plus jeune, belle, aller et venir, je savais déjà qui elle était, je l'ai reconnue comme si nous nous connaissions depuis toujours...
Elle était en colère, elle était en furie. Elle s'est tournée vers la femme qui était venue me chercher : « vous pouvez aller vous coucher à présent, Madame Fairfax. L'incendie est totalement maîtrisé... Je vais m'occuper de notre hôte... » Mais son visage furibond ne parvenait pas à retrouver la quiétude...
« Putain ! Ce Rochester ! Je le sauve d'un incendie et il se plaint que j'ai mouillé sa litière. Il peut toujours rêver pour la suite...! »
Elle piétina de rage son mouchoir en dentelles qui venait de glisser de sa robe de chambre. Elle courait dans tous les sens... C'est étrange, je ne l'imaginais pas ainsi, ayant ce langage de charretier... On se fait parfois des représentations des personnages romanesques que nous aimons... « Oui, je suis énervée. Et ne croyez pas que j'ai mes... Comment dit-on cela déjà chez vous, Messieurs les Français ? Mes... ?
- Mes... ?
Elle me regarda et j'eus l'impression qu'elle quêtait une aide, le mot mystère, le sésame qui ouvrirait les portes secrètes d'une caverne aux talismans insoupçonnés, capables d'ouvrir d'autres portes à l'infini. J'ai tenté :
- Mes émotions ?
- Voilà. Mes émotions !
Madame Fairfax est revenue dans le couloir, elle se tenait immobile, silhouette dominant de tout son être la pénombre du lieu. « Madame, je voulais vous dire que Monsieur Rochester vient de quitter à l'instant le domaine de Thornfield Hall à cheval. »
Elle s'est alors approchée plus près de moi. Elle s'est mise à rire, d'un rire nerveux qui sonnait presque faux. Elle a juste dit : « Au fond, je m'en bats les steaks. » Elle a dit à la gouvernante qu'elle pouvait disposer. Une odeur âcre de brulé continuait de nous envelopper. C'était insupportable. « Comment vous appelez-vous déjà ? m'a-t-elle demandé, se retournant vers moi.
- Berni.
- Berny, ah oui c'est vrai.
Elle a regardé vers le lointain, vers cette petite fenêtre d'où entrait la clarté des premiers instants de l'aube. Elle m'a dit qu'elle voulait courir dans le paysage, s'y perdre, s'y noyer.
- Oh Berny ! Savez-vous au moins monter à cheval ?
Je n'ai pas osé dire non. Elle m'a pris par la main vers les écuries. Nous avons scellé un seul cheval, elle m'a proposé de monter derrière elle, de m'accrocher à ses épaules. Nous sommes partis à bride abattue. J'étais énervé comme un blaireau à la saison de l'amour.
Le reste n'a été qu'un moment de folie.
C'est au bord d'une forêt que nous avons mis pied à terre. Elle s'est adossée à un arbre, observant l'immense paysage devant nous. Son regard était comme associé à une défaite. Et moi je la contemplais... Je me suis approché d'elle, nous avons regardé le jour mettre en lambeaux les derniers vestiges de la nuit. Elle voulait savoir ce que j'étais venu faire dans cette histoire, si cela m'arrivait souvent, quelles étaient mes autres fréquentations... Alors je me suis confié un peu à elle...
« Anna Karénine ? Emma Bovary ? s'est-elle écriée. Qui sont-elles celles-là ?
- Ce sont des personnages féminins d'autres romans. Elles figurent dans mon panthéon littéraire.
- Et pas moi ?
- Presque...
- Presque ? Elle faillit s'étrangler. Nom de Zeus Berny ! Vous savez parler aux femmes vous... Et moi, vous me mettez où ? Dans une écurie ? Dans une auge à cochon ? Dans la collection d'un taxidermiste ?
- Dans mon coeur, tout simplement.
- LOL ! »
Je me suis alors approché d'elle, je n'ai pas osé la prendre dans mes bras mais j'en mourrais d'envie. Je savais que c'était ici que nos chemins se séparaient, à la lisière d'un texte où j'étais prêt à accepter de perdre de nouveau pied, mais dans ma réalité, l'endroit d'où je venais.
« Promettez-moi une seule chose, Jane, une seule chose, c'est qu'à la fin de l'histoire vous ne renonciez pas à l'amour d'Edward Rochester et que vous ne partirez pas en Inde avec d'ennuyeux cousins...
- Mais non bien sûr, ô bien sûr que non, fit-elle en caressant mon visage comme si c'était celui d'un enfant. Quelle imagination ! Où allez-vous chercher tout cela Berny ? »
Je l'ai vue repartir vers Thornfield Hall, elle ne s'est pas retournée une seule fois. Nous n'étions désormais plus dans la même histoire, tandis qu'elle filait au galop vers la fin de la sienne, qui, nul doute à ce sujet, ne serait certainement pas bâclée ni fade.

« Jane Eyre fut publié en 1847 sous le pseudonyme de Currer Bell, un nom suffisamment neutre pour masquer le sexe de Charlotte Brontë. Ce fut un énorme succès ; William Thackeray qualifia le roman de " chef d'oeuvre d'un grand génie ". Les critiques non plus ne manquèrent pas ; G.H. Lewes suggéra à Charlotte d'étudier les oeuvres d'Austen et de " corriger ses défauts à la lumière du savoir-faire de cette grande artiste ". Charlotte répliqua que le travail de Miss Austen - à la lumière de ce qu'elle entendait faire - méritait à peine l'appellation d'un roman. Elle le traita de " jardin remarquablement cultivé sans aucune vue dégagée ". » W.H.H.F. RENOUF, Les Brontë

Je remercie ici quelques amies Opspecs et compagnes de ce voyage immersif pour une lecture partagée : Anne-Sophie (@dannso), Chrystèle (@HordeDuContrevent), Doriane (@Yaena), Nicola (@Nicolak), Sandrine (@HundredDreams), Yanike (@BonoChamrousse) et grand merci à Hélène (@4bis) de nous avoir donné envie de découvrir ce roman insolite.
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