Et de trois! C'est le nombre de romans versifiés que j'ai désormais lus alors qu'on m'avait appris au lycée que rien ne s'opposait davantage que le roman et la poésie. Mais encore faut-il que la greffe se justifie. J'ai détesté la biographie de
Charlotte Salomon (un retour à la ligne à la fin de chaque phrase parce que ça fait artiste et que ça tombe bien (?), Foenkinos raconte la vie d'une femme peintre) et beaucoup aimé «
À la ligne » où
Joseph Ponthus associe la métrique du vers à la cadence du travail à la chaîne. Décidément, la versification sied au monde professionnel puisque Filice utilise le même procédé pour nous raconter son métier de
mécano (les béotiens seuls parlant de conducteur de train).
Le monde du travail ou l'ultime épopée ? Les ouvriers en sont la dernière aristocratie, ils ont pris la place des chevaliers du moyen âge et les patrons, leurs adversaires, sont aussi détestables que les Maures assassinant les compagnons de Roland à Roncevaux. Mais surtout l'horizontalité du vers a tout à voir avec celle du rail et les contraintes de la métrique ne se discutent pas davantage que celles du règlement ferroviaire.
Contrairement à Ponthus, Filice est fier d'un métier embrassé par hasard et conquis de haute lutte:
« ouvrier spécialisé
des connaissances techniques et un savoir particulier
un métier manuel diraient certains
belle perspective pour un type
dont plusieurs dans la famille
achètent un nouveau vélo
après une crevaison »
Mais à la joie de maîtriser des connaissances qui font de lui un homme utile succèdent les désillusions : peur, fatigue, solitude. Peur des chefs, des responsabilités, de la mort infligée à tous ceux qui choisissent de se jeter sous un train pour mieux en finir. Fatigue des horaires décalés et des nuits passées dans des dortoirs sans âme. Solitude du poste de pilotage et des décisions à prendre sans la possibilité d'une erreur.
Le livre devient alors le récit de la débrouille comme alternative à la transformation des roulants en robots. Filice célèbre chaque pas de côté comme cette voix qui déraille en prenant la parole au cours d'une grève. La clé oubliée bidouillée dans l'urgence sans que le service en pâtisse. La locomotive arrêtée quelques secondes dans une gare non desservie pour demander du feu à des voyageurs attardés. Un échange de trains improvisé pour que chaque
mécano puisse dormir dans son lit plutôt qu'à l'autre bout de la France. Des travailleurs essoufflés transportés dans la cabine de pilotage, dont la porte est la seule qui puisse être ouverte par le
mécano, et qui arriveront à l'heure à l'usine.
Alors que le respect absolu des consignes peut sembler une nécessité avec laquelle la sécurité impose de ne pas transiger, le livre montre que rien ne remplace l'initiative humaine, surtout si elle s'appuie sur la collégialité. La pédale de l'homme mort, ce dispositif consistant à vérifier que le
mécano est lucide, ne remplace pas la présence d'un deuxième agent. La lourdeur du règlement devient un moyen de faire reposer le poids écrasant de la responsabilité sur un homme seul:
« La défaillance humaine existe
mais comment comprendre que des personnes consciencieuses
puissent commettre des erreurs
si l'on ne prend pas en compte
l'environnement dans lequel elles évoluent ? »
Le dernier chapitre commence en prose. C'est à peine si l'on s'en aperçoit. La langue n'en est pas moins précise, juste moins essoufflée de pouvoir se dérouler jusqu'au bord de la page. Il se termine avec le retour à la versification, rails parallèles, sans jamais renier les voies et chemins de traverse.