Tous les actes de ma vie, me brosser les dents le matin et avoir des amis à dîner le soir, me demandaient désormais un effort. Je m'aperçus que depuis longtemps je n'aimais plus les gens ni les choses, mais que je continuais machinalement à faire semblant de les aimer. Je m'aperçus, que même l'amour que je portais à ceux qui m'étaient le plus proches était devenu une tentative d'aimer...
Je fus obligé de réfléchir. Bon Dieu, ce n’était pas facile. C’était déménager de grands coffres secrets.
Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux plus écrire.
Toute vie est bien entendu un processus de démolition, mais les atteintes qui font le travail à coups d’éclat – les grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors, celles dont on se souvient, auxquelles on attribue la responsabilité des choses, et dont on parle à ses amis aux instants de faiblesse, n’ont pas d’effet qui se voie tout de suite.
Il fallait tenir en équilibre le sentiment de la futilité de l’effort et le sentiment de la nécessité du combat ; la conviction de l’inéluctabilité de l’échec et pourtant la résolution de « réussir »- et bien plus encore , les contradictions entre la mainmorte du passé et les hautes ambitions de l’avenir.
Etre plein d’esprit et de talent pour la conversation, et, simultanément, fort, sérieux, silencieux. Etre généreux, ouvert, prêt à se sacrifier, mais néanmoins mystérieux, sensible, et même un peu mélancolique et amer. Etre à la fois lumière et ombre. Harmoniser, fondre tout ceci en un seul homme- ah, voilà qui valait d’être réalisé.
Il se coucha sur son lit, frustré, malheureux, mais non vaincu. Chaque fois, la même vitalité qui lui avaient attiré une déconvenue le rendait capable de laver comme de l’eau le sang de la blessure, et, sinon d’oublier, d’emporter ses cicatrices plus loin, vers de nouveaux désastres et de nouvelles expiations_ vers son destin inconnu.
Toute vie, bien sûr, au fil du temps se délabre, mais les chocs qui constituent la partie spectaculaire du processus, les coups soudains et violents portés – du moins apparemment – de l’extérieur, ceux que l’on se rappelle, auxquels on attribue ses malheurs, dont on parle à ses amis dans des moments de faiblesse, n’ont guère d’effets immédiats. Il existe une autre espèce de choc qui vient de l’intérieur, que l’on n’éprouve pas avant qu’il ne soit trop tard pour y remédier, avant d’avoir acquis l’absolue certitude que, d’une certaine manière, on ne sera jamais plus le même homme. La première sorte de cassure paraît survenir vite, la seconde a lieu sans presque que l’on s’en aperçoive mais l’on s’en rend vraiment compte d’un seul coup.
Une observation d’ordre général, avant que je ne poursuive cette histoire : ce qui caractérise une intelligence de premier ordre, c’est son aptitude à garder simultanément à l’esprit deux idées contradictoires sans pour autant perdre sa capacité à fonctionner. On devrait, par exemple, être capable de voir que les choses sont sans espoir et pourtant déterminé à les changer. Cette philosophie était adaptée aux premières années de ma vie adulte, alors que sous mes yeux se réalisaient l’improbable, l’invraisemblable et même souvent l’impossible.
- Je ne suis pas en train de commettre une erreur. Mes erreurs, je les laisse derrière moi.
- C'est vous-même que vous vous efforcez de laisser derrière vous, mais vous ne le pouvez pas. Plus vous essayez de vous fuir, et plus vous serez avec vous-même.
(L'accordeur)
Je m'aperçus que depuis longtemps déjà je n'aimais plus ni chose ni gens, me contentant de faire semblant, sans conviction, tant bien que mal, de les aimer.