Je reste roi de mes chagrins

- La preuve de quoi ?
- Du vieillard, de l'infirme, de l'épave que je suis devenu et dont ils estiment que l'heure de le conduire à l'hospice est enfin venue - en attendant qu'on l'enterre. Mais je ne leur ferai pas ce plaisir. Je les ai prévenus. Je ne donnerai pas ma démission. Il faudra qu'ils me mettent une nouvelle fois à la porte. S'ils en ont le courage.

Une toile du début du XVIIe siècle, vraisemblablement. Elle représente un fauve se débattant dans le filet où il a été pris.
- Le lion rugissant ? demande le peintre.
- Si vous voulez. Mais il rugit pour de bonnes raisons. [...]. Il est tombé dans le piège que lui ont tendu des chasseurs qui vont venir bientôt lui ravir sa vie. Le roi des animaux se retrouve à leur merci. Triste histoire. Parfois, je me dis qu'il s'agit de la mienne. C'est d'ailleurs pourquoi, sans doute, j'ai une prédilection toute particulière pour ce tableau.

Mais si le monde est une scène, si nous y sommes tous des comédiens, y tenant notre place jusqu'à ce que s'éteignent les dernières chandelles et que s'achève ce conte plein de bruit et de fureur qu'un idiot raconte et en quoi consiste l'existence humaine, la seule manière juste qui soit de montrer la vie consiste sans doute à lui donner - ou plutôt : à lui restituer - l'apparence vraie, chaotique, incohérente et somptueusement insensée qui est ainsi la sienne.

La coupe, le tissu disent tout de l'individu qui porte de tels vêtements. Le maquillage, la coiffure surtout, lui ont sculpté cette grosse tête ronde et presque chauve qui paraît pourtant toute petite si on la rapporte au volume formidable du corps - aux allures de quille, de bilboquet ou de culbuto - sur le sommet duquel elle se trouve posée.

A partir d'un certain point, sa propre vie, vieillie, on pense presque l'avoir rêvée. Elle ne vaut pas mieux que celle de son voisin dont souvent elle ne se distingue plus vraiment. [...]. Tout ce qui fut à vous s'échappe de vos mains et s'en va joncher le sol où, parmi ces histoires entassées, c'est à peine encore si l'on remarque la sienne.

Cela fait des années qu'il est fidèle à son poste : comme une sentinelle qui surveille le lointain, il guette des ombres et des clartés dans le vide. Cherchant quelque chose, certainement. Sans trop savoir quoi. Il se tient au bord de l'eau que son regard interroge et sur la surface de laquelle son propre reflet se mêle à ceux du monde - de telle sorte que le sien ne se distingue pas de tous les autres tandis qu'il peint une fois de plus, inlassable, ce qu'il ignore, au fond, être l'image la plus juste, peut-être, qui soit de la vie.