Citations sur Histoire contemporaine, tome 3 : L'anneau d'améthyste (16)
Parce que, en sympathie avec la foule, vous déployez sans cesse la faculté touchante d’être trompé, et que vous marchez avec zèle dans la procession des dupes triomphantes.
Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités scientifiques qui entrent dans les foules, s’y enfoncent comme dans un marécage, s’y noient, n’éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés.
M. Bergeret n’était pas triste, parce qu’il possédait de l’indépendance véritable qui est toute intérieure. Il avait l’âme libre.
Il travailla beaucoup sur cette terre, avant d’être récompensé par la mort, qui est en effet la seule récompense de la vie.
Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata sur la place. C’était une bande de petits garçons qui passaient en criant : « À bas Zola ! mort aux juifs ! » Ils allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer qu’on croyait israélite, et les bourgeois de la ville les regardaient avec bienveillance.
– Ces braves petits gosses ! s’écria M. de Terremondre, quand les manifestants furent passés.
M. Bergeret, le nez dans un gros livre, prononça lentement ces mots :
« La liberté n’avait pour elle qu’une infime minorité de gens instruits. Le clergé presque tout entier, les généraux, la plèbe ignare et fanatique voulaient un maître. »
– Qu’est-ce que vous dites ? demanda M. Mazure, agité.
– Rien, répondit M. Bergeret. Je lis un chapitre de l’histoire d’Espagne. Le tableau des mœurs publiques lors de la restauration de Ferdinand VII.
Cependant le bottier Meyer fut à demi assommé. Il ne s’en plaignit point, de peur de l’être tout à fait, et parce que la justice du peuple, associée à celle de l’armée, lui inspirait une muette admiration
Nous n'avons point d'État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d'État, c'est la raison des bureaux. On nous dit qu'elle est auguste. En fait, elle permet à l'administration de cacher ses défauts et de les aggraver.
[...] Pardonnez-moi la peine que vous prendrez pour moi à la bibliothèque de la ville, je souhaite que vous en soyez récompensé par la rencontre de la nymphe portière, aux cheveux d'or, qui écoute, avec des oreilles purpurines, les propos amoureux, en balançant au bout de ses doigts les grosses clefs de vos antiques trésors. Cette nymphe me rappelle que j'ai passé les jours d'aimer et qu'il est temps de cultiver des vices choisis. La vie serait vraiment trop triste si le rose essaim des pensées polissonnes ne venait parfois consoler la vieillesse des honnêtes gens. Je puis faire part de cette sagesse à un esprit rare comme le votre et capable de la comprendre.
Le nombre des esprits émancipés augmente de jour en jour. La liberté de conscience est à jamais acquise. L'empire de la science est fondé. Mais je crains un retour offensif des cléricaux. Les circonstances [NB : l'affaire Dreyfus] favorisent la réaction. J'en suis soucieux. Je ne suis pas comme vous un dilettante. J'aime la République d'un amour inquiet et farouche.
Et il songea :
Soyons humbles. Ne nous croyons pas excellents, car nous ne le sommes pas. En nous regardant nous-mêmes, découvrons notre véritable figure qui est rude et violente comme celle de nos pères, et puisque nous avons sur eux l'avantage d'une plus longue tradition, connaissons du moins la suite et la continuité de notre ignorance.
Il n'était point en sympathie avec ses collègues et avec ses élèves. Il n'était point en sympathie avec les habitants de la ville. Faute de pouvoir sentir et comprendre comme eux, il était retranché de la communion humaine ; et sa singularité le privait de de cette douceur sociale qui agit même à travers les murs d'une maison et les portes closes. Par cela seul qu'il pensait, il était un être étrange, inquiétant, suspect à tous.