- Je n'ai pas mon maillot.
- Où nous nous sommes rencontrés c'est souvent désert. Vous avez bien une culotte ?
C'était désert et elle avait avait une culotte. Tous les cent mètres un couple nu noircissait sur la roche aveuglante de blancheur. Des centaines de gabians tournaient en riant au-dessus des iles raclées par le vent, d'autres se laissaient bercer par la houle à deux pas de la côte.
Sa robe est tombée à ses pieds et elle est entrée dans la mer. Son dos était mince et bronzé comme celui d'un enfant. J'ai plongé derrière elle.
Du fond de l'eau j'ai regardé son corps glisser sous la lumière. Ses mouvements aussi étaient ceux d'un enfant. Sa petite poitrine ajoutait quelque chose de merveilleux à tant de grâce.
Vigoureusement j'ai nagé vers le large pour me retenir de l'écraser contre moi et pour lui prouver que j'avais de beaux muscles.
Quand je suis revenu elle était étendue sur le ventre, entièrement nue. Ses bras étaient repliés sous sa tête. Ses yeux étaient fermés. Je me suis couché près d'elle et j'ai fermé les miens. Il n'y avait plus que le rire des oiseaux, le froissement des vagues contre la roche et la caresse sublime du soleil sur ma peau mouillée.
- La souffrance t'a apporté quelque chose ?
- La souffrance ne rend pas bon, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Les victimes d'hier deviennent souvent les monstres d'aujourd'hui.
"Il était inutile de lutter et je n'en avais plus la force. Oui, j'étais calme parce que je n'avais plus la force d'avoir peur. Elle n'était peut-être pas folle mais sa folie était là : prête à tout pour voir souffrir un homme. Prête à tout pour ses sentir aimée."
"Plus on attend les gens, moins ils viennent. Je suis descendu l'attendre au bistrot d'en face. A travers la vitre, je la guettais. J’apercevais aussi le va-et-vient du Petit Farci, entre la fontaine et les platanes. Ça ne m’intéressais pas. Tous les quarts d'heures j'allais dans la cabine composer son numéro. Personne. Les gens surgissent dès qu'on ne les attend plus."
"Je serai concise, c'est pourtant un style que je déteste. La concision tue toute chose. L'essentiel réside toujours dans les détails."
Le parc était encore plus silencieux que la ville. Depuis combien de siècles les oiseaux, les insectes et les chats n'avaient pas franchi cette grille rouillée. Ici les fleurs embaumaient et mouraient pour rien. J'étais le premier homme qui osait s'avancer sous les pins noirs et les érables pourpres. Malgré l'énorme quantité d'alcool mon cœur s'est réveillé.
Peu importe. Les pensées voyageuses sont tellement précieuses.
Un portail rouillé qui devait être grand ouvert depuis ma naissance donnait sur un parc envahi d'arbustes et de fleurs sauvages. Au fond on distinguait une bâtisse sous des montagnes obscures de verdure, marronniers et acacias géants, et plus haut cette lumière si délicate, si reposante du ciel, quelques instants après que le soleil a disparu les soirs d'été.
Cela m'a fait penser à un tableau de Magritte qui me procure une forte émotion chaque fois que je le revois sur une carte postale ou un livre. Avais-je pressenti que cette maison et ce parc se trouveraient un jour sur ma route à un moment où la vie est si forte qu'elle vous enlève le sommeil. Mon sommeil était au fond de ce parc.
Pigeon, je l'ai été moi-même quand j'avais vingt ans, pas étonnant que je les réussisse.
Elle s'est mise à parler sans respirer.
Je ne sais pas pourquoi je suis née. J'ai grandi dans une maison vide. Mes parents ne pensaient qu'à leur vie. Ils me laissaient seule des nuits entières. Ma mère ne regardait que mon père. Chacune de ses paroles, chacun de ses gestes était pour lui. Elle était envoûtée. Elle pouvait me marcher dessus sans me voir, passer des jours sans m'adresser la parole. Personne ne se souciait de moi. Ils rentraient à l'aube ivres de plaisir. Le rire de ma mère déchirait mon coeur. Pas une seule fois elle n'est entrée dans ma chambre embrasser mon front. Elle embrassait tout le corps de mon père avec des râles effrayants. A 15 ans je pesais 85 kilos. J'avalais tout ce qui me tombait sous la main. Dès qu'ils partaient, je dévalisais les placards, le frigo. Je vidais les pots entiers de confiture avec mes doigts, je mangeais des kilos de viande crue.
Tu n'as pas remarqué sur mes fesses les vergetures ?
Ce ne sont pas des marques de cravache. Crois-moi, j'aurais préférée être battue plutôt que cette indifférence. Les fessées de ma mère, je les auraient bénies. Rien. Jamais un regard, une caresse... Quelques temps plus tard j'étais anorexique, je ne pouvais plus rien avaler. La moindre nourriture me faisait vomir tripes et boyaux. Je suis tombée à 35 kilos. On m'a mise dans une clinique psychiatrique. Des assistantes sociales sont venues enquêter, ma mère a été déchue de ses droits parentaux. Pendant six mois je suis resté dans cette clinique à avaler des cachets, à tourner dans un bâtiment avec cinquante folles. Folle, j'étais persuadée de l'être moi aussi. Ma mère m'avait tellement répété que j'étais égoïste, méchante et ne pensais qu'à moi. Oui, Paul, je me sentais coupable d'avoir été depuis ma naissance insensible et cruelle. Coupable d'être née. J'étais seule sur cette terre où personne ne m'avait attendue, aimée. Partout, je n'étais qu'un poids.