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Critique de Lulu_Off_The_Bridge


Un narrateur anonyme revient sur le lieu de son enfance et, remontant l'allée, retrouve l'année de ses sept ans. L'âge de raison, un été de chatons vagabonds, d'océans déguisés en étangs, d'êtres acariâtres. Aux prises avec une gouvernante bien loin d'être ce qu'elle prétend et des parents oublieux, le petit garçon cherche secours et refuge chez les curieuses dames Hempstock, dans la ferme près de l'étang. Quand un homme est retrouvé mort dans la voiture familiale, les portes claquent toute grandes sur une cavalcade d'évènements étranges et des savoirs anciens, bien lourds pour de si petites épaules…

Contrairement à ses romans et dans la même veine que certaines de ses nouvelles, The Ocean est tissé de souvenirs d'enfance de l'auteur. le petit garçon chétif qui vit dans les livres, l'enfance dans le Sussex, le mineur qui dérobe la voiture familiale avant de s'y suicider, l'immersion profonde dans une culture mythologique et religieuse judéo-anglicane (et scientologue, mais je ne vais pas m'attarder sur ce point qui me donne des boutons bien que Gaiman dise n'appartenir à aucune église). Ce pourrait être une nième autofiction / autobiographie romancée à la Amélie Nothomb. Schéma classique : à l'occasion d'un enterrement, un narrateur adulte revient sur les lieux de son enfance et se souvient d'amis perdus. Dans toute cette normalité surgissent Lettie Hempstock, la petite fille de onze ans à la sagesse d'ancêtre, sa mère et sa grand-mère, et des évènements dramatiques et bizarres qui ne font plus sens pour l'adulte qu'il est devenu. Lettie a disparu de l'autre côté du monde, mais les souvenirs reviennent par bribes. Les adultes admettent difficilement le bizarre et l'enterrent au côté des terreurs nocturnes et des contes de fées. Il n'est pas de fées dans ce conte-là et les dames Hempstock apprécient moyennement d'être comparées à de vulgaires sorcières des champs. Reste ce qui fait la matière des contes et des rêves : des images hallucinées et improbables, des bestioles, et de petits moments si parfaits qu'ils ne peuvent qu'être fictifs. Heureuse fictions figées dans le temps flou de l'enfance, opposées aux souvenirs bien réels et peu joyeux, comme cette fête d'anniversaire à laquelle aucun invité ne s'est présenté (si ça ne vous brise pas le coeur, ça…) ou les relations maladroites avec un père qui entretient une liaison avec la gouvernante. La gouvernante, terrifiant simulacre de mère aux boucles blondes, qui rappelle très fortement l'Autre Mère de Coraline. Les parallèles avec Coraline sont par ailleurs nombreux, et font de The Ocean le pendant sombre et plus triste du livre pour enfants. L'auteur a ses marottes : les enfants délaissés par des adultes oublieux, les trios de créatures mythologiques à l'instar des dieux slaves d'American Gods, les chats noirs et toute une foule de passeurs. Tout Gaiman se tient dans ses images, ses inventions improbables, une imagination libre et gambadante qui fait feu de tout bois et une sorte d'humour doux – que l'on trouve ici en traces infimes. L'ensemble est loin d'être rose, du suicide à une scène assez violente entre le petit garçon et son père sous le charme vénéneux de la gouvernante. À l'inverse, les moments passés dans la ferme-refuge des Hempstocks sont de parfaites vignettes de bonheur champêtre, pleines de nourritures délicieuses et de créations littéraires géniales (l'étage et les chambres sont éclairés en permanence par les rayons de la lune rousse. Je VEUX habiter là). Je pourrais aussi vous parler de ce fameux océan qui est un étang qui est un océan, mais ce serait gâcher la surprise…
Tout conte qui se respecte est une histoire de passage et d'entre-deux, où le temps et l'espace sont des matières poreuses et réversibles dont les portes ne s'ouvrent que par brefs instants incompréhensibles et profonds. Il s'agit ici d'un petit enfant ni heureux, ni malheureux, qui danse un peu d'un pied sur l'autre. Passer ici signifie grandir signifie prendre part.
Gaiman reste dans l'archétype « traverser des épreuves pour devenir adulte ». Quand Vassilissa-la-très-belle vient à bout de Baba Yaga, elle coule des jours paisibles auprès de son père. Quand notre petit narrateur se défait enfin des créatures épouvantables qui ont juré sa perte et se voit révéler les secrets de l'univers… Disons simplement qu'il n'y a pas vraiment de paisible félicité. Il y a juste la vie, déménager, perdre des proches, découvrir de nouvelles angoisses. Ce roman-conte ne cherche pas à enseigner aux enfants une rassurante leçon sur l'âge adulte, il entend rappeler aux adultes qu'ils ont été des enfants qui ont franchi les portes. La leçon est amère.

Avec ce roman des souvenirs oubliés, Neil Gaiman ne signe pas forcément son oeuvre maîtresse. Ce n'est pas tout à fait aussi inventif que Neverwhere, pas aussi brillant qu'American Gods, pas aussi envoûtant que ses recueils de nouvelles. Mais il y a toujours la même petite musique douce, quelque chose d'adorable et de profondément intelligent qui sous-entend une intrigue somme toute classique. Si j'en crois un M. Chesterton que je ne connais point mais que l'on cite à toutes les sauces, « les contes de fées ne révèlent pas aux enfants que les dragons existent, les enfants le savent déjà. Les contes de fées révèlent aux enfants qu'on peut tuer ces dragons ». The Ocean at the End of the Lane rappelle gentiment que tuer des dragons demande de sacrifier un petit bout de soi et que si nécessaire que soit la bataille, ce n'est pas toujours une bonne chose.
Lien : http://luluoffthebridge.blog..
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