Mon amour ma vie

L'oiseau me regarde. Il s'éloigne, il bifurque et puis il revient. Je vois son ombre sur l'ombre de l'eau. Son ombre bleue qui revient. Je ne bouge pas.
C'est l'oiseau qui choisit. Sans toucher l'eau, il s'approche et il met son vol à portée de ma main. Un instant, je vois la lueur dans le fond de ses yeux. Toute l'intelligence des oiseaux de passage. Leur force de vie. Je tends la main, et sous mes doigts, je sens enfin son plumage.
Le temps de rien. D'un souffle. La douceur soyeuse de son corps.
Alors l'oiseau plonge ses yeux dans les miens, il pousse un grand cri et dans un battement d'ailes plus fort que les autres, il s'arrache à la mer et il s'éloigne lentement en direction du soleil.

C'est ce qui rend vivant. Aimer malgré tout. Sans rien attendre.

On se dit qu'on les fera quand on sera grand mais quand on est grand, on n'a plus envie.

Il y a des choses, on a envie de les faire, on ne les fait pas. C'est l'éducation.

L’oiseau est devant la caisse. Il bouge les ailes, un peu seulement. Pas de quoi s’envoler.
-Tu crois qu’il va partir ?
Chicot regarde par la fenêtre avec moi.
-Pas encore, mais il le fera. Pour le moment, il reprend ses forces.
-Peut-être qu’il ne s’envolera pas ? Qu’il restera avec nous ? (…)
-Il s’envolera
-ça ne sert à rien alors.
-Qu’est-ce qui ne sert à rien, Dan ?
-De s’en occuper… D’y penser quoi ! S’il doit s’envoler. Moi je n’ai pas envie de l’aimer pour qu’il parte.
-Justement.
-Justement quoi ?
-Il faut l’aimer parce qu’il va partir. C’est ce qui rend vivant. Aimer, malgré tout. Sans rien attendre.

On n’aime jamais trop, fils, souviens-toi de ça.

Zaza sourit. Ses yeux, c’est comme deux fentes de chat, avec la mer dedans.
-Je t’ai crue morte.
J’en bave, debout à côté du lit.
-Je do’mais… elle dit en bâillant.
-Tes yeux, ils étaient ouverts :
Je suis en colère. Je lui prends la main et je l’écrase. On a tous un démon en soi. Moi, mon démon, c’est ma peur.

Chicot, je l’écoute tant qu’il parle. Il parle longtemps. D’une voix cassée.
Il parle de l’oiseau et de la différence. Il dit qu’il est de certains oiseaux comme de certains hommes. Que l’on peut passer sa vie à chercher quelque chose dans sa conscience. Une chose hors d’atteinte.

J’avance la main. J’entends les notes du saxophone dans ma tête. La musique. Quand on est vivant, on pose les objets, on croit qu’on va les reprendre et un jour, on ne les reprend pas. Avec mes doigts, je touche le saxo. Le cuivre est froid, lisse, presque mouillé. Je le soulève et je le prends contre moi. Je le serre à pleurer

Je crois que si je ne bouge pas, rien ne changera. Que Mam’ ne s’en ira jamais.
Je crois aussi que quand on aime les gens, ils finissent par nous aimer.