Citations sur La vie intense (29)
Quiconque s'enorgueillit d'être cohérent, parce qu'il vit suivant certains principes qu'il tient de son intellect, ressemble à un étrange dompteur qui serait fier d'avoir appris à une troupe d'animaux à se comporter comme des pierres ; inversement, quiconque use de sa pensée pour transformer les particularités de sa forme de vie en modèle universel ne devrait pas nous paraître plus crédible qu'un homme qui, après les avoir sculptées, traiterait les pierres comme un troupeau d'animaux vivants.
Tous autant que nous sommes, nous sentons bien désormais que l'intensité généralisée n'offre d'autre perspective, une fois élevée au rang de principe de vie, que notre épuisement inéluctable, presque mécanique. Elle entraîne tout organisme individuel ou collectif qui s 'y livre sans réserve dans une vague dépression, une lente diminution de l'excitation, une annulation fatale, mais qui ne trouve jamais son terme, à moins d'un effondrement.
C'est l'erreur de l'homme intelligent, qui croit vaincre la routine par la création et par la nouveauté, alors qu'il ne fait bientôt que cultiver la lassitude qu'il croit éradiquer, en se condamnant à devenir ls de la création et de la nouveauté aussi.
C'est exactement ce que l'homme intense puis intensif a provoqué - à son corps défendant - dans la culture moderne une routine des intensités, dans la plupart des domaines de l'existence. Les conséquences en sont absolument désastreuses pour notre situation éthique.
La routine tient à cette mécanique d'une simplicité désarmante, nichée au cours de la perception de toutes les intensités. C'est cette machinerie qui travaille sans cesse contre nos intensités. Si nous finissons par nous ennuyer d'un air qui ne cesse pourtant jamais de changer, si quelque chose en nous ne peut s'empêcher d'être lassé par une musique dont l'intelligence est pourtant telle qu'elle ne cesse d'inventer et de réinventer des moyens de nous surprendre différemment, c'est pour la même raison qu'une part de nous finit toujours par s'habituer aux êtres qui usent des façons les plus subtiles pour nous étonner jour après jour.
Le contraire de l'homme intense n'est donc pas d'abord l'homme qui ressent la faible intensité de sa vie, car une telle expérience est susceptible d'une transmutation intense, par une alchimie propre à la modernité, qui transforme le faible en fort, le petit en grand, le vide existentiel en relief esthétique, et le désoeuvrement en oeuvre. Non, le contraire de l'homme intense, c'est surtout le faiblement faible, c'est--dire le moyen.
C'est l'homme tiède.
On pourrait résumer ainsi l'évolution de notre figure morale d'homme intense : le libertin soutient l'électricité nerveuse de son corps ; le romantique découvre par ses nefs l'analogue, dans le microcosme de son organisme, de la nature orageuse du macrocosme. L'homme moderne, lui, encapsule cet orage, le met sous vide et s'en sert à des fins techniques.
De même que l'espèce a fait place à des processus de spéciation, le genre ou le sexe ont laissé place à des processus de genderification ou de sexuation. Il n'est plus guère possible de parler des hommes et des femmes comme des parties absolument séparées d'un tout qui serait l'humanité, puisque tout ce que nous trouvons au fond de nous, sous les masques des performances de genre, ce sont des intensités variables du "ça se féminise plus ou moins" ou "ça se masculinise plus ou moins" : les genres ne sont plus des noms mais des verbes, parce qu'ils correspondent à des actes. Ce sont des réalités intensives.
Si on entreprend une rapide généalogie de l'intensité en tant que principe de la vie moderne, on trouve que cet idéal qui oriente notre existence est l'enfant d'une idée extrêmement abstraite et d'une image absolument concrète, qui ont fondu l'une en l'autre, afin de donner à une vieille question théorique l'aspect vif, étincelant de l'intensité électrique, et d'animer la réalité de l'électricité d'une qualité métaphysique occulte.
Cet ouvrage s'attachera donc à nous figurer du dehors la condition dans laquelle notre âme moderne s'est trouvée enfermée la perspective du salut ou de la sagesse a été remplacée par la stimulation ou le progrès de tout notre être, jusqu'à son électrisation.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a dans cette idée d'intensité, quand nous l'observons de loin, ni salut ni sagesse.