Citations sur Cent ans de solitude (445)
Le jeudi, il refit son apparition dans l’atelier avec une douloureuse mine de déterré : « La mécanique du temps s’est déréglée ! fit-il en sanglotant presque. Et dire qu’Ursula et Amaranta sont si loin ! » Aureliano le gronda comme un enfant et il prit un air soumis. Il passa six heures à examiner chaque chose, essayant de déceler une différence avec leur aspect de la veille, tâchant de découvrir en elles quelque changement qui révélât l’écoulement du temps.
La fièvre de l’insomnie épuisa tant ses forces qu’un beau matin, il ne put reconnaître le vieillard à tête blanche et aux gestes peu assurés qui pénétra dans sa chambre. C’était Prudencio Aguilar. Lorsqu’il l’identifia entier, étonné que les morts vieillissent eux aussi, José Arcadio Buendia se sentit tout retourné par la nostalgie.
Un matin, sans ouvrir la porte ni convoquer aucun témoin pour le miracle, il plaça le premier rouleau sur le piano mécanique : le martelage obsédant et l’incessante cacophonie des tringles cessèrent comme par surprise et au silence succédèrent, harmonieuses et limpides, les notes de musique. Tout le monde se précipita au salon. José Arcadio Buendia parut médusé, non pas à cause de la beauté de la mélodie, mais par ce pianotement autonome de l’instrument, et il planta au salon l’appareil de prise de vues de Melquiades dans l’espoir d’obtenir le daguerréotype de l’exécutant invisible.
Le vendredi, avant que personne ne fût levé, il observa à nouveau l’apparence des choses de la nature, jusqu’à ce qu’il fût tout à fait convaincu qu’on continuait à être lundi.
Il enquêtait sur lui auprès des morts de Riohacha, des morts en provenance de la Vallée de Upar, de ceux qui arrivaient du marigot, et nul ne lui donnait de ses nouvelles pour la bonne raison que Macondo était un village inconnu des morts, jusqu’au jour où Melquiades arriva qui signala sa position par un petit point noir sur les cartes bariolées de la mort.
La maison baigna dans l’amour. Aureliano l’exprima en poèmes sans début ni fin. Il les rédigeait sur les parchemins rugueux dont Melquiades lui faisait cadeau, sur les cloisons des bains, sur la peau de ses bras, et partout, transfigurée, apparaissait Remedios : Remedios dans l’atmosphère soporifique de deux heures de l’après-midi, Remedios dans la respiration feutrée des roses, Remedios dans le secret clepsydre des perce-bois, Remedios dans la vapeur du bain à l’aube, Remedios de toutes parts et Remedios à jamais.
Aussi cette route ne l’intéressait-elle pas, car elle ne pouvait que le ramener sur les traces du passé.
Le grand marigot se prolongeait vers l’ouest par une étendue d’eau sans horizons, où vivaient des cétacés à la peau délicate, avec une tête et un tronc de femme, qui égaraient les navigateurs par l’attrait maléfique de leurs énormes mamelles.
C’est ainsi que les enfants finirent par apprendre que dans l’extrême sud de l’Afrique vivaient des hommes si intelligents et si pacifiques que leur unique passe-temps était de s’asseoir et méditer, et qu’il était possible de traverser à pied la mer Égée en sautant d’une île sur l’autre jusqu’au port de Salonique.
Cet être prodigieux, qui disait détenir les clefs de Nostradamus, était un personnage lugubre, tout enveloppé de tristesse, avec un regard asiatique qui paraissait deviner la face cachée de toute chose. Il portait un grand chapeau noir pareil aux ailes déployées d’un corbeau, et un gilet de velours tout patiné par le vert-de-gris des siècles.