Le gitan venait au village, tout disposé à y rester. Il était allé chez les morts, en effet, mais s'en était retourné parce qu'il ne pouvait supporter la solitude. Banni de sa tribu, dépouillé de tout pouvoir surnaturel en châtiment de sa fidélité à la vie, il résolut de se réfugier dans ce coin perdu de la terre que la mort n'avait pas encore découvert, pour se consacrer à la mise en place et au fonctionnement d'un laboratoire de daguerréotypie. José Arcadio Buendia n'avait jamais entendu parler d'une semblable invention. Mais quand il se vit avec toute sa famille, fixé pour l'éternité sur une plaque de métal aux reflets gorge-de-pigeon, la stupeur le rendit muet. De cette époque datait le daguerréotype tout oxydé sur lequel on peut voir José Arcadio Buendia, le cheveu dru et cendré, avec un col à manger de la tarte fermé par un bouton de cuivre, l'air solennel et ahuri, tel enfin qu'Ursula le décrivait, morte de rire, en le comparant à "un général effarouché". En vérité, José Arcadio Buendia était assez effrayé en cette matinée diaphane de décembre où fut pris ce daguerréotype, car il s'imaginait que les gens devaient peu à peu s'user à force de laisser leur image s'inscrire sur les plaques métalliques.
Peu a peu, cependant, à mesure que la guerre gagnait en intensité et en extension, son image s'estompa dans un univers irréel. Les points et les traits de sa voix devenaient chaque fois plus lointains et indistincts, se fondaient et se combinaient pour ne plus former que des mots insensiblement dépourvus de tout sens.
Le colonel Aureliano Buendia fut à l'origine de trente-deux soulèvements armés et autant de fois vaincu. De dix-sept femmes différentes, il eu dix-sept enfants mâles qui furent exterminés l'un après l'autre dans la même nuit, alors que l'aîné n'avait pas trente-cinq ans. Il échappa à quatorze attentats, à soixante-trois embuscades et à un peloton d’exécution. Il survécut à une dose massive de strychnine versée dans son café et qui qui eût suffit à tuer un cheval. Il refusa l'Ordre du Mérite que lui décernait le président de la République. Il fut promu au commandement général des forces révolutionnaires, son autorité s'étendant sur tout le pays, d'une frontière à l'autre, et devint l'homme le plus craint des gens au pouvoir, mais jamais il ne permit qu'on le prît en photographie. Il déclina l'offre de pension à vie qu'on lui fit après la guerre et vécut jusqu'à ses vieux jours des petits poissons en or qu'il fabriquait dans son atelier.
- Nous ne nous en irons pas, dit-elle. Nous resterons ici parce que c'est ici que nous avons eu un enfant.
- Nous n'avons pas encore eu de mort, répliqua-t-il. On est de nulle part tant qu'on n'a pas eu un mort dessous la terre.
Ainsi resta-t-il indéfiniment étranger à l'existence de ses enfants, parce qu'il considérait l'enfance comme une période de débilité mentale [...]
Il finit par leur recommander à tous de quitter Macondo, d'oublier tout ce qu'il leur avait enseigné sur le monde et le cœur humain, d'envoyer chier Horace, et, en quelque endroit qu'ils fussent, de toujours se rappeler que le passé n'était que mensonge, que la mémoire ne comportait pas de chemins de retour, que tout printemps révolu était irrécupérable et que l'amour le plus fou, le plus persistant, n'était que toute manière qu'une vérité de passade.
Quel jour sommes nous ? Aureliano lui répondit qu'on était mardi. "C'est bien ce que je pensais, dit José Arcadio Buendia. Mais d'un seul coup je me suis rendue compte qu'on continuait à être lundi, comme hier. Regarde le ciel, regarde les murs. Regarde les bégonias. Aujourd'hui aussi, c'est lundi.