Le matin de sa mort, en effet, Santiago Nasar n’avait pas eu un instant d’incertitude, lui qui n’ignorait pas ce que pouvait coûter l’outrage qu’on lui imputait. Il connaissait son monde et le naturel chafouin de ces gens, et il devait savoir que la rusticité des jumeaux n’admettrait pas la dérision. Bayardo San Roman ne se livrait guère mais Santiago Nasar ne pouvait pas ne pas pressentir que, sous ses grands airs d’homme du monde, il était, comme tout un chacun, prisonnier des préjugés de son milieu. Dans ces conditions, une insouciance délibérée eût correspondu à un suicide. Et puis, en découvrant au dernier moment que les frères Vicario l’attendaient pour le tuer, il n’avait pas été pris de panique, comme on l’a si souvent répété, mais avait plutôt fait preuve du désarroi de l’innocence.
Je crois quant à moi qu’il mourut sans comprendre sa mort.
« La plupart de ceux qui se trouvaient au port savaient qu'on allait tuer Santiago Nasar. Don Lazaro Aponte, colonel de l'académie militaire en retraite et maire du village depuis onze ans, l'avait salué d'une signe des doigts. "J'avais toutes mes raison de croire qu'il ne courait plus aucun risque", me dit-il. Le père Amador ne s'en était pas préoccupé d'avantage. "Quand je l'ai vu sain et sauf, j'ai pensé que tout cela n'avait été qu'une turlupinade." Personne ne s'était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait à tous impossible. »
Alors, tous deux continuèrent de le poignarder contre la porte, facilement, en alternant les coups, avec la sensation de flotter sur ce méandre éblouissant qu’ils découvrirent de l’autre côté de la peur.
Il avait rêvé qu’il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d’oiseaux.
L’amour aussi ça s’apprend.
Le jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s'était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l'évêque arrivait. Il avait rêvé qu'il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d'oiseaux.
La plupart de ceux qui se trouvaient au port savaient qu'on allait tuer Santiago Nasar. Don Lazaro Aponte, colonel de l'académie militaire en retraite et maire du village depuis onze ans, l'avait salué d'un signe des doigts. " J'avais toutes mes raisons de croire qu'il ne courait plus aucun risque", me dit-il. Le père Amador ne s'en était pas préoccupé davantage. "Quand je l'ai vu sain et sauf, j'ai pensé que tout cela n'avait été qu'une turlupinade."
Personne ne s'était demandé si Santiago Nasar était prévenu, car le contraire paraissait à tous impossible.
La fatalité nous rend invisibles.
Durant des années, nous fûmes incapables de parler d'autre chose. Notre comportement quotidien, jusqu'alors dominé par la routine la plus linéaire, s'était mis à tourner brusquement autour d'une même angoisse collective. Les coqs de l'aube nous surprenaient en train d'essayer de reconstituer la chaîne des nombreux hasards qui avaient rendu l'absurde possible ; et il était évident que nous n'agissions pas par simple désir de percer le mystère, mais parce que personne parmi nous ne pouvait continuer à vivre sans savoir exactement la place et la mission que la fatalité lui avait assignées.
'Que personne ne me fasse chier, dit-il. A commencer par mon père, avec ses couilles de vétéran.'