En refermant ce livre, j'ai le sentiment de quitter des amis, des êtres devenus chers à mon coeur, avec lesquels j'ai vécu pendant 15 jours, au travers de trois longs chapitres - l'amour, la maladie et la mort.
C'est un livre ample dans son ambition et extrêmement intime dans son approche et qui réussit les deux à la perfection :
- embrasser l'histoire d'une génération d'homosexuels dans la Suède du début des années 1980, fuyant les provinces aux moeurs étriquées dont ils sont originaires pour trouver à Stockholm la liberté tant attendue d'être enfin eux-mêmes. Alors qu'ils accèdent - enfin - à cette liberté, ils se trouvent confrontés à une épidémie que nul ne voit venir, que les autorités comme les intéressés d'ailleurs, commencent par nier avant que la terrible réalité ne les rattrape et les décime - je ne "spoile" pas, le premier chapitre nous plonge directement à au chevet d'un mourant.
- nous donner à voir, à sentir, à ressentir les émotions d'une poignée d'entre eux : Rasmus et Benjamin, les héros, à qui l'on doit des passages parmi les plus beaux et romantiques qu'il m'a été donné de lire mais aussi leurs amis : Paul, le trublion, qui surjoue la provocation pour mieux se jouer de la maladie ; Bengt, l'acteur prodige qui veut à la fois vivre sa sexualité et rentrer dans le rang pour mieux réussir, le timide Reine traumatisé depuis l'enfance, le couple de référence Lars Ake et Seppo... On les aime chacun et tous aussi comme la famille qu'ils forment.
C'est un livre qui ne se dévore pas... Certains chapitres se dégustent - certains passages, surtout lorsque Paul est de la partie (j'adore Paul !), sont incroyablement drôles, dans le genre cynique certes mais vraiment empreints d'humour. Pour d'autres, il m'a fallu poser le livre tant j'avais la gorge serrée car
Jonas Gardell refuse catégoriquement de nous épargner. Pas d'euphémisme, pas d'ellipse pour nous éviter une agonie terrible. Nous vivons tout avec les héros : leur sexualité débridée qu'ils jettent à la tête de la société de l'époque, la pureté de leurs sentiments amoureux - les couples se soignent jusqu'au bout dans une abnégation totale - et cette putain de maladie qui les détruit au paroxysme de leur jeunesse et de leur vitalité.
Romain terrible et éblouissant, le livre emprunte aussi à l'univers du récit pour contextualiser la réalité de l'époque, avec force articles de presse, citations et études : l'ignorance dans laquelle étaient les élites qui voyaient le sida comme un cancer uniquement gay et exclusivement nord-américain, la peur panique de la contamination que le titre annonce déjà. Un travail de recherche minutieux qui donne encore plus d'authenticité au livre. La fiction donne toute son humanité à la réalité et la réalité son authenticité à la fiction.
Le livre multiplie également les allers-retours chronologiques : pour mieux faire ressortir l'injustice extrême de voir ces jeunes détruits par la maladie, il nous offre des instantanés de vie où ils étaient libres, insouciants et éblouissants. Nous les suivons depuis l'enfance, d'où l'impression de les connaître vraiment, ce qui rend leur contamination inacceptable pour le lecteur et notre impuissance intolérable.
Le rapprochement des deux temporalités est imparable pour nous faire prendre conscience de cette maladie avec laquelle nous vivons depuis petits mais dont nous n'avons même pas une petite idée de l'effroyable réalité.
Cela s'est passé il y a 30 ans dans l'un des pays les plus libéraux au monde sur le plan des moeurs. C'est saisissant.
Jonas Gardell nous rappelle plusieurs fois que c'est vraiment arrivé et il fait bien car on peine à le croire. BREF LISEZ-LE, vous n'avez jamais rien lu de comparable. Un livre dur mais terriblement beau, épouvantable et indispensable.