À l'aube du XIIIe siècle, dans la Chine impériale des Song du Sud. Alors qu'il poursuivait ses études à Lin'an sous la protection du magistrat Feng, le jeune Cí Song, en fils obéissant, a dû quitter la capitale et suivre sa famille qui a regagné son village natal. En effet, en raison du décès du grand-père de Cí, son père, jusqu'alors secrétaire au service du juge Feng, doit y mener une période de deuil de trois ans avant de reprendre son travail de fonctionnaire.
Abandonnant donc ses études, Cí Song travaille durement dans les rizières de son brutal frère Lu chez lequel il habite avec ses parents et sa petite soeur Troisième, très malade. Mais, passionné par la médecine légale et la justice, il rêve de retourner à Lin'an passer les diplômes lui permettant de devenir juge.
C'est alors qu'une avalanche de malheurs s'abat sur lui : son frère est arrêté pour meurtre, son père et sa mère périssent dans l'incendie de leur maison, sa famille est déshonorée… Se retrouvant seul avec sa soeur, il devient rapidement la cible de deux petits potentats locaux malhonnêtes qui cherchent à l'escroquer. Bien que victime dans cette affaire, il doit fuir son village avec sa petite soeur. Traqués par la police, ils parviennent jusqu'à Lin'an, où Cí espère mener une nouvelle vie grâce à l'aide de son maître d'enseignement Feng et trouver les remèdes pour soigner Troisième. Mais impossible de retrouver Feng ; ils ne rencontrent que misère, faim et peur dans cette grande ville. Alors que Cí trouve un emploi de fossoyeur grâce à un fossoyeur escroc à ses heures, continuant ainsi son apprentissage de l'étude des corps, Troisième meurt.
Mais grâce à ses extraordinaires capacités d'observation et d'analyse des corps, Cí attire l'attention de Maître Ming qui le prend sous sa protection et le fait entrer à l'académie Ming, prestigieuse école privée préparant aux concours de la fonction publique. Informé de son talent à expliquer les causes d'un décès, l'empereur le convoque au palais impérial pour une mission périlleuse : Cí est chargé d'enquêter sur une série de meurtres particulièrement sordides qui ont eu lieu à la Cour. Des meurtres que les magistrats impériaux ne parviennent pas à élucider et qui sèment le trouble au sommet de l'État dans un contexte de paix armée avec les redoutables voisins Jin. La vie de Cí dépend de sa réussite à résoudre ces meurtres…
UN ROMAN CENTRÉ AUTOUR D'UN PERSONNAGE HISTORIQUE
Intéressé par la médecine légale,
Antonio Garrido a découvert l'existence de Cí Song par le biais d'un rapport exposant le contenu d'une conférence sur les débuts historiques de la médecine légale, citant la figure de celui qui est mondialement considéré comme le précurseur et le père de cette discipline : Cí Song. Né en 1186 à Jianyang, sous-préfecture du Fujian, Cí Song a consacré sa vie à l'étude et à l'analyse légale, rejetant les anciens procédés fondés sur l'ésotérisme et la magie pour introduire de nouvelles techniques, dont certaines sont encore en vigueur de nos jours.
Persuadé qu'il tenait là le sujet de son prochain roman, la vie extraordinaire du premier médecin légiste de l'histoire, en pleine Chine médiévale, l'auteur s'est ensuite plongé dans un travail de documentation ardu. En effet, peu d'éléments de la biographie de Cí Song sont parvenus jusqu'à nous, fermant par là même la possibilité d'une trame strictement biographique. En revanche, les cinq volumes de son traité légiste, le Xi Yuan Ji Lu, publié en 1247, ont traversé les siècles. Ce traité, qui compile tout le savoir en matière de médecine légale (techniques, méthodes, instruments, préparations, protocoles et lois) ainsi que de nombreuses affaires judiciaires résolues par Cí Song, a permis à l'auteur de construire ce roman policier historique.
UN CONTEXTE HISTORIQUE SOLIDE
Après la découverte de ce personnage qui deviendra le héros de son roman,
Antonio Garrido a rassemblé de la documentation dans les domaines politique, culturel, social, judiciaire, économique, religieux, militaire et sexuel mais aussi sur les thématiques telles que la médecine, l'éducation, l'architecture, l'alimentation, le mobilier, les vêtements, les systèmes de mesure, la monnaie, l'organisation de l'État et la bureaucratie dans la Chine médiévale de la dynastie Song.
Car ce roman nous livre une véritable fresque de la Chine des Song du Sud, à une période charnière de l'histoire de ce pays. En effet, bien que les Mongols s'apprêtent à envahir la Chine du Nord dirigée par la dynastie Jin, la dynastie Song doit toujours faire face à la pression constante des Jin qui, après avoir conquis la Chine septentrionale, menacent de poursuivre son invasion. Précisons d'ores et déjà que c'est le petit-fils de Gengis Khan, Kubilaï Khan, qui achèvera la conquête de la Chine dans la seconde moitié du XIIIe siècle.
LA DÉCOUVERTE DE CODES ET DE MENTALITÉS ÉTRANGÈRES
En partant de cette base historique,
Antonio Garrido nous livre un roman extrêmement documenté qui nous plonge directement dans les us et coutumes ainsi que dans les lois de la Chine du XIIIe siècle.
Agrémenté d'un glossaire qui explique chaque détail qui nous est étranger, ce roman se révèle une véritable mine d'informations sur la vie et les traditions des Chinois sous la dynastie des Song du Sud, ainsi que sur la naissance de la médecine légale dans un empire où le néoconfucianisme règne en maître. La société d'alors s'organise autour de règles strictes et complexes : obéissance des enfants envers leurs parents, de la femme envers son mari, des plus jeunes envers les plus âgés, prédominance des rites dans la vie au quotidien, omniprésence du châtiment corporel et de la violence… Par exemple, le néoconfucianisme interdisait à un homme de toucher le cadavre d'une femme, il condamnait l'ouverture des corps, mais il permettait l'examen de ceux qui étaient déjà ouverts, il considérait l'homosexualité comme une conduite libidineuse blâmable… C'est d'ailleurs peut-être « grâce » à cette interdiction d'ouvrir les corps que l'étude basée sur l'observation extérieure s'est développée à ce point dans ce pays et à cette époque, permettant d'accumuler nombre d'indices conduisant à établir les causes de la mort.
Vie au quotidien, mais également vie à la Cour :
Antonio Garrido nous fait pénétrer, par le biais de son héros, au coeur du palais impérial et nous fait découvrir à la fois la géographie de la cité impériale (les différents bâtiments et leurs attributions), les personnages (conseiller des Châtiments, officiers, parfumeur, eunuques, concubines, etc.) et l'étiquette de la Cour (hiérarchie très forte au sommet de laquelle trône l'empereur, interdiction de contempler le Fils du Ciel sans son autorisation, etc.). Bref, une époque faite de conventions sociales et religieuses étouffantes et rigides, et de violence brutale. À cet égard, je n'ai pas pu m'empêcher de noter à quel point les filles de la famille de Cí sont considérées comme peu de choses : si les garçons portent un prénom – Lu, Cí –, les filles sont nommées Première, Deuxième, Troisième…
Mais c'est également une période caractérisée par de grandes découvertes scientifiques : boussole, poudre militaire, imprimerie aux caractères mobiles, billets de banque…
L'auteur parvient bien à restituer cet univers où la mort est omniprésente, tout comme l'administration, l'importance des rites religieux, des devoirs filiaux et de l'étiquette. Mais ceci sans se lancer dans de longues descriptions qui nuiraient au plaisir du lecteur. de même, confronté à la complexité de la langue chinoise (des langues chinoises, devrions-nous dire), l'auteur a pris l'heureux parti d'occidentaliser les noms ou d'utiliser des sobriquets révélant les qualités des personnes (coutume typique de l'époque), pour éviter les problèmes de compréhension, tant les noms peuvent être similaires.
DEUX PARTIES INÉGALES
Le roman se compose de deux parties au rythme différent. Après un début un peu lent, le temps de mettre en place les personnages et de poser les bases de l'histoire, le roman prend de la vitesse lorsqu'il décrit la fuite de Cí et de Troisième vers Li'Nan. Et le rythme devient vraiment plus soutenu à partir du moment où Cí est chargé par l'empereur de résoudre une série de crimes commis au sein de la cité impériale. Cí évolue alors au sein d'une Cour impériale régie par un code très rigide et gangrenée par l'ambition, les petits arrangements, les complots… Pas facile de travailler dans ces conditions ! Cela rend le suspense d'autant plus haletant, car on ne sait plus à qui Cí peut faire confiance : a-t-il raison d'accorder sa confiance à untel, pourquoi est-il si méfiant avec tel autre ? Mais Cí met en application ce qu'il a appris et c'est avec un grand intérêt et beaucoup de curiosité que l'on suit les déductions qu'il tire de l'observation des corps. Un véritable profiler des temps modernes !
Mais il convient de ne pas négliger l'importance de la première partie où sont distillés pas mal d'informations et d'indices utiles pour la suite de l'histoire. Et, quoi qu'il en soit, chaque chapitre apporte son lot de rebondissements, ce qui fait qu'il est assez difficile d'arrêter sa lecture.
Antonio Garrido démontre ici de réelles qualités de conteur : ce roman, extraordinaire plongée dans la Chine médiévale, se lit à la fois comme un roman historique richement documenté et comme une enquête policière palpitante où se mêlent manipulations, faux-semblants et crimes. L'auteur a su mélanger avec soin la fiction à la réalité pour faire surgir une histoire haletante, le tout dans un style élégant mais simple, et où les descriptions ne viennent pas alourdir le récit.
Quant au dénouement, il est particulièrement bien amené et magistral ! Les premiers soupçons apparaissent dans le dernier quart du livre, mais sont-ils les bons ? Même si l'affaire est résolue à la fin du roman, le dénouement offre la possibilité d'une suite !
UN HÉROS UN PEU TROP NAÏF
Attention, le Cí Song d'
Antonio Garrido est purement fictionnel : on ne connaît presque rien de la vie de ce personnage en-dehors de son oeuvre. Ici, l'auteur a imaginé sa jeunesse, son arrivée à la Cour et sa première enquête.
Certes, Cí est un personnage courageux, qui témoigne d'une volonté farouche de s'en sortir, mais qu'il est malchanceux ! L'abandon de ses études, la mort de sa famille, la maladie puis la mort de sa soeur, le déshonneur, la misère, la faim, la jalousie des élèves… tout cela provoque un sentiment d'empathie à l'égard de ce personnage.
Mais cette avalanche de malheurs rend aussi le personnage peu crédible : il parvient toujours à se sortir de situations où logiquement il aurait dû y laisser la vie. Certes, le hasard n'a rien à voir ici, mais tout de même… Et cette descente aux enfers couvre toute la première partie du livre, ce qui amplifie l'impression de lourdeur. Dès que l'on pense que le jeune homme est sorti d'affaire, paf, une nouvelle catastrophe lui tombe sur la tête. Cela en devient un peu agaçant parfois. D'autant qu'il ne se plaint jamais et reste humble… probablement le fruit de la morale néoconfucéenne ?
Et puis, contrastant avec ses fortes capacités d'observation et de déduction, Cí fait preuve d'une naïveté vraiment impressionnante. Cette dichotomie est vraiment étonnante et m'a laissée un peu perplexe… Comment peut-on être si fin dans l'observation et l'analyse des corps et faire preuve d'autant d'aveuglement avec les êtres vivants ?
DES ANNEXES PASSIONNANTES
Ces annexes se composent d'une note de l'auteur, d'une notice biographique de Song Cí, d'un glossaire et d'une bibliographie. Ne manquent qu'une chronologie et une carte historique pour mieux appréhender l'histoire et la géographie de la Chine. Cependant, le glossaire apporte beaucoup de précisions sur les us et coutumes de la Chine médiévale, et la bibliographie, qui témoigne du sérieux de l'auteur dans sa documentation, permet au lecteur qui le souhaite d'approfondir tel ou tel sujet.
La note de l'auteur retrace la genèse de ce roman et son parcours d'écriture : comment l'idée lui est-elle venue ? Une fois le sujet défini, comment a-t-il choisi la forme littéraire ? Comment a-t-il fait pour l'écrire ? Quelles ont été ses difficultés ? Quels choix a-t-il opéré ?
Ce décorticage du travail de l'écrivain est particulièrement intéressant, surtout quand il s'attache à la définition du roman historique ! Pour en savoir plus sur sa conception du roman historique, rendez-vous sur mon blog...
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