Citations sur Recueil de poésies (12)
España
LA LUNE ET LE SOLEIL
Le soleil dit à la lune :
« Que fais-tu sur l’horizon ?
Il est bien tard, à la brune,
Pour sortir de sa maison.
« L’honnête femme, à cette heure,
Défile son chapelet,
Couche son enfant qui pleure,
Et met la barre au volet.
« Le follet court sur la dune ;
Gitanas, chauves-souris,
Rôdent en cherchant fortune ;
Noirs ou blancs, tous chats sont gris.
« Des planètes équivoques
Et des astres libertins,
Croyant que tu les provoques,
Suivront tes pas clandestins.
« La nuit, dehors on s’enrhume :
Vas-tu prendre encor, ce soir,
Le brouillard pour lit de plume
Et l’eau du lac pour miroir ?
« Réponds-moi ! — J’ai cent retraites
Sur la terre et dans les cieux,
Monsieur mon frère ; et vous êtes
Un astre bien curieux ! »
Généralife, 1844.
p.140-141
España
L’ÉCHELLE D’AMOUR
SÉRÉNADE
Sur le balcon où tu te penches
Je veux monter… Efforts perdus !
Il est trop haut, et tes mains blanches
N’atteignent pas mes bras tendus.
Pour déjouer ta duègne avare,
Jette un collier, un ruban d’or ;
Ou des cordes de ta guitare
Tresse une échelle, ou bien encor…
Ote tes fleurs, défais ton peigne,
Penche sur moi tes cheveux longs,
Torrent de jais dont le flot baigne
Ta jambe ronde et tes talons.
Aidé par cette échelle étrange,
Légèrement je gravirai,
Et jusqu’au ciel, sans être un ange,
Dans les parfums je monterai !
1841.
p.137
Après la bataille
Quel silence à présent sur ce morne terrain
Où la mêlée hier hurlait dans la fumée !
II ne reste plus rien de cette grande armée,
Que des affûts brisés et des fragments d’airain.
La bataille perdue importe au souverain,
Mais toujours l’amoureux chante à la bien-aimée
Cette chanson de Mai dont toute âme est charmée ;
Toujours le soleil luit sur les vignes du Rhin ;
Toujours le rossignol pour la rose soupire ;
Que l’aigle bicéphale ou l’aigle de l’Empire
Sur le drapeau palpite au sommet du donjon,
Sur les monts, dont les os changent la plaine en butte,
La nature, éternelle et que rien ne rebute,
Étend un vert linceul fait de mousse et de jonc !
España
LE LAURIER DU GÉNÉRALIFE
Dans le Généralife il est un laurier-rose,
Gai comme la victoire, heureux comme l’amour.
Un jet d’eau, son voisin, l’enrichit et l’arrose ;
Une perle reluit dans chaque fleur éclose,
Et le frais émail vert se rit des feux du jour.
Il rougit dans l’azur comme une jeune fille ;
Ses fleurs, qui semblent vivre, ont des teintes de chair.
On dirait, à le voir sous l’onde qui scintille,
Une odalisque nue attendant qu’on l’habille,
Cheveux en pleurs, au bord du bassin au flot clair.
Ce laurier, je l’aimais d’une amour sans pareille ;
Chaque soir, près de lui j’allais me reposer ;
À l’une de ses fleurs, bouche humide et vermeille,
Je suspendais ma lèvre, et parfois, ô merveille !
J’ai cru sentir la fleur me rendre mon baiser…
Généralife, 1843.
p.139
España
ADIEUX A LA POÉSIE
Allons, ange déchu, ferme ton aile rose ;
Ôte ta robe blanche et tes beaux rayons d’or ;
Il faut, du haut des cieux où tendait ton essor,
Filer comme une étoile, et tomber dans la prose.
Il faut que sur le sol ton pied d’oiseau se pose.
Marche au lieu de voler : il n’est pas temps encor ;
Renferme dans ton cœur l’harmonieux trésor ;
Que ta harpe un moment se détende et repose.
O pauvre enfant du ciel, tu chanterais en vain :
Ils ne comprendraient pas ton langage divin ;
À tes plus doux accords leur oreille est fermée !
Mais, avant de partir, mon bel ange à l’œil bleu,
Va trouver de ma part ma pâle bien-aimée,
Et pose sur son front un long baiser d’adieu !
1844.
p.163
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES (1831-1872)
Le Rose
Je connais tous les tons de la gamme du rose,
Laque, pourpre, carmin, cinabre et vermillon.
Je sais ton incarnat, aile du papillon,
Et les teintes que prend la pudeur de la rose.
À Grenade, des bords que le Xénil arrose
J’ai, sur le Mulhacen lamé de blanc paillon,
Vu la neige rosir sous le dernier rayon
Que l’astre, en se couchant, comme un baiser y pose.
J’ai vu l’aurore mettre un doux reflet pourpré
Aux Vénus soulevant le voile qui leur pèse,
Et surpris dans les bois la rougeur de la fraise.
Mais le rose qui monte à votre front nacré
Au moindre madrigal qu’on vous force d’entendre,
De la fraîche palette est le ton le plus tendre.
1867.
p.245
ESPAÑA, 1845
LA PETITE FLEUR ROSE
Du haut de la montagne,
Près de Guadarrama,
On découvre l’Espagne
Comme un panorama.
À l’horizon sans borne,
Le grave Escurial
Lève son dôme morne,
Noir de l’ennui royal ;
Et l’on voit dans l’estompe
Du brouillard cotonneux,
Si loin que l’œil s’y trompe,
Madrid, point lumineux !
La montagne est si haute,
Que ses flancs de granit
N’ont que l’aigle pour hôte,
Pour maison que son nid ;
Car l’hiver pâle assiège
Les pics étincelants,
Tout argentés de neige,
Comme des vieillards blancs.
J’aime leur crête pure,
Même aux tièdes saisons
D’une froide guipure
Bordant les horizons ;
Les nuages sublimes,
Ainsi que d’un turban,
Chaperonnant leurs cimes
De pluie et d’ouragan ;
Le pin, dont les racines,
Comme de fortes mains,
Déchirent les ravines
Sur le flanc des chemins,
Et l’eau diamantée
Qui, sous l’herbe courant,
D’un caillou tourmentée,
Chuchote un nom bien grand !
Mais, avant toute chose,
J’aime, au cœur du rocher,
La petite fleur rose,
La fleur qu’il faut chercher !
Guadarrama, 1840.
p.109-110
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES ( 1831-1872)
L’HIRONDELLE
JE suis une hirondelle et non une colombe ;
Ma nature me force à voltiger toujours.
Le nid où des ramiers s’abritent les amours,
S’il y fallait couver, serait bientôt ma tombe.
Pour quelques mois, j’habite un créneau qui surplombe
Et vole, quand l’automne a raccourci les jours,
Pour les blancs minarets quittant les noires tours,
Vers l’immuable azur d’où jamais pleur ne tombe.
Aucun ciel ne m’arrête, aucun lieu ne me tient,
Et dans tous les pays je demeure étrangère ;
Mais partout de l’absent mon âme se souvient.
Mon amour est constant, si mon aile est légère,
Et, sans craindre l’oubli, la folle passagère
D’un bout du monde à l’autre au même cœur revient.
1867.
p.246
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES ( 1831-1872)
LA FUMÉE
SOUVENT nous fuyons en petit coupé,
Car chez moi toujours la sonnette grince.
Et les visiteurs qu’en vain l’on évince
Chassent le plaisir de mon canapé.
Couple par l’amour et l’hiver groupé,
Nous nous serrons bien, car la bise pince ;
Sur mon bras se cambre un corps souple et mince,
D’un châle à longs plis bien enveloppé.
Dans une voiture au pas et fermée,
Pour nous embrasser, il serait bourgeois
De baisser le store au milieu du Bois ;
J’allume un cigare, et ma bien-aimée
Un papelito roulé par ses doigts,
Et l’Amour, pour voile, a cette fumée.
p.251
Poésies diverses, 1838-1845
À des amis qui partaient/Sonnet
Vous partez, chers amis ; la bise ride l’onde,
Un beau reflet ambré dore le front du jour ;
Comme un sein virginal sous un baiser d’amour,
La voile sous le vent palpite et se fait ronde.
Une écume d’argent brode la vague blonde,
La rive fuit. — Voici Mante et sa double tour,
Puis cent autres clochers qui filent tour à tour ;
Puis Rouen la gothique et l’Océan qui gronde.
Au dos du vieux lion, terreur des matelots,
Vous allez confier votre barque fragile,
Et flatter de la main sa crinière de flots.
Horace fit une ode au vaisseau de Virgile :
Moi, j’implore pour vous, dans ces quatorze vers,
Les faveurs de Thétis, la déesse aux yeux verts.
p.85