España
LA LUNE ET LE SOLEIL
Le soleil dit à la lune :
« Que fais-tu sur l’horizon ?
Il est bien tard, à la brune,
Pour sortir de sa maison.
« L’honnête femme, à cette heure,
Défile son chapelet,
Couche son enfant qui pleure,
Et met la barre au volet.
« Le follet court sur la dune ;
Gitanas, chauves-souris,
Rôdent en cherchant fortune ;
Noirs ou blancs, tous chats sont gris.
« Des planètes équivoques
Et des astres libertins,
Croyant que tu les provoques,
Suivront tes pas clandestins.
« La nuit, dehors on s’enrhume :
Vas-tu prendre encor, ce soir,
Le brouillard pour lit de plume
Et l’eau du lac pour miroir ?
« Réponds-moi ! — J’ai cent retraites
Sur la terre et dans les cieux,
Monsieur mon frère ; et vous êtes
Un astre bien curieux ! »
Généralife, 1844.
p.140-141
España
L’ÉCHELLE D’AMOUR
SÉRÉNADE
Sur le balcon où tu te penches
Je veux monter… Efforts perdus !
Il est trop haut, et tes mains blanches
N’atteignent pas mes bras tendus.
Pour déjouer ta duègne avare,
Jette un collier, un ruban d’or ;
Ou des cordes de ta guitare
Tresse une échelle, ou bien encor…
Ote tes fleurs, défais ton peigne,
Penche sur moi tes cheveux longs,
Torrent de jais dont le flot baigne
Ta jambe ronde et tes talons.
Aidé par cette échelle étrange,
Légèrement je gravirai,
Et jusqu’au ciel, sans être un ange,
Dans les parfums je monterai !
1841.
p.137
España
ADIEUX A LA POÉSIE
Allons, ange déchu, ferme ton aile rose ;
Ôte ta robe blanche et tes beaux rayons d’or ;
Il faut, du haut des cieux où tendait ton essor,
Filer comme une étoile, et tomber dans la prose.
Il faut que sur le sol ton pied d’oiseau se pose.
Marche au lieu de voler : il n’est pas temps encor ;
Renferme dans ton cœur l’harmonieux trésor ;
Que ta harpe un moment se détende et repose.
O pauvre enfant du ciel, tu chanterais en vain :
Ils ne comprendraient pas ton langage divin ;
À tes plus doux accords leur oreille est fermée !
Mais, avant de partir, mon bel ange à l’œil bleu,
Va trouver de ma part ma pâle bien-aimée,
Et pose sur son front un long baiser d’adieu !
1844.
p.163
España
LE LAURIER DU GÉNÉRALIFE
Dans le Généralife il est un laurier-rose,
Gai comme la victoire, heureux comme l’amour.
Un jet d’eau, son voisin, l’enrichit et l’arrose ;
Une perle reluit dans chaque fleur éclose,
Et le frais émail vert se rit des feux du jour.
Il rougit dans l’azur comme une jeune fille ;
Ses fleurs, qui semblent vivre, ont des teintes de chair.
On dirait, à le voir sous l’onde qui scintille,
Une odalisque nue attendant qu’on l’habille,
Cheveux en pleurs, au bord du bassin au flot clair.
Ce laurier, je l’aimais d’une amour sans pareille ;
Chaque soir, près de lui j’allais me reposer ;
À l’une de ses fleurs, bouche humide et vermeille,
Je suspendais ma lèvre, et parfois, ô merveille !
J’ai cru sentir la fleur me rendre mon baiser…
Généralife, 1843.
p.139
POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES (1831-1872)
Le Rose
Je connais tous les tons de la gamme du rose,
Laque, pourpre, carmin, cinabre et vermillon.
Je sais ton incarnat, aile du papillon,
Et les teintes que prend la pudeur de la rose.
À Grenade, des bords que le Xénil arrose
J’ai, sur le Mulhacen lamé de blanc paillon,
Vu la neige rosir sous le dernier rayon
Que l’astre, en se couchant, comme un baiser y pose.
J’ai vu l’aurore mettre un doux reflet pourpré
Aux Vénus soulevant le voile qui leur pèse,
Et surpris dans les bois la rougeur de la fraise.
Mais le rose qui monte à votre front nacré
Au moindre madrigal qu’on vous force d’entendre,
De la fraîche palette est le ton le plus tendre.
1867.
p.245
Le narrateur de la nouvelle est :