Black Manoo

Deux semaines que Black Manoo travaille sous les ordres d’un patron blond. Comme une maladie non syndicalement transmissible, il l’a contracté en faisant le tapin ouvrier sur le parking d’un hypermarché de bricolage de la N2. Qui cherche des bras au noir s’y rend très tôt. Les hommes sont alignés avec l’apparence des chairs pour seul argumentaire. Comme pour le tapin. Le futur patron les scrute depuis le volant de sa voiture. Celui ou ceux qui l’intéressent, il les désigne du doigt. Les élus montent silencieusement. Ils vont donner de leur corps toute la journée contre un salaire payé de la main à la main. Polonais et Bulgares sont les plus prisés. Pas parce qu’ils sont blonds aux yeux bleus, mais parce qu’ils sont électriciens ou plombiers. Noirs et arabes sont appréciés pour le gros œuvre, échafaudages ou gravats. On ne prend les Gitans que lorsqu’il n’y a personne d’autre.

Paris est un aimant. Un électroaimant : magnétite intramuros au milieu de l’immense bobine de cuivre banlieue. Et lorsqu’une bobine tourne autour de la magnétite, cela met les électrons libres en mouvement et produit de l’électricité. Sur le périph, l’Akatrevinsix, la Francilienne et leurs variantes directionnelles, toutes ces voitures qui frénétiquement tournent autour de la ville sont de l’énergie pure.

Même dans le poulet, ils sont devenus racistes. Les blancs ne mangent que le blanc.
— Ah ah ah ! Mon Pretty man, mes enfants aussi ne mangent que ça. Ils sont pas blancs.
— Pour sûr, tes enfants sont blancs ! Je ne parle pas de couleur… En tout cas, quand y’a poulet au menu, à eux la chair, à nous la carcasse.

Comme la porte, la petite fenêtre sur cour reste fermée. La voix d’un être humain en conversation normale est mesurée autour de 70 décibels. Un Ivoirien ne parle pas en dessous de 100. Les débats d’une dizaine d’Ivoiriens à propos de politique ou d’histoires de quartier tutoient aisément le niveau sonore d’une base aérienne. Les voisins pourraient croire à un raid et appeler le GIGN, les gendarmes d’élite. Mais l’inventeur du double vitrage a rencontré des Ivoiriens. On n’ouvre la fenêtre qu’au moment de la trêve. Quand la fumée des cigarettes est trop épaisse pour voir le deuxième voisin, Black Manoo crie : « Trêve ! » Les causeries s’arrêtent, la musique baisse. Personne n’a intérêt à ce qu’une plainte alerte la police. Personne n’a de papiers. « Rapatrié pour tapage nocturne » manque singulièrement de panache.

Dans un bac, des piments antillais rouges, jaunes et verts. Ils reproduisent les couleurs des drapeaux de pays africains. Sénégal, Ghana, Mali, Burkina, Cameroun, Zimbabwe, Guinée, Bénin, Togo, Congo, Éthiopie… unité africaine des bouches en feu. Une piquante ironie. Au rayon conserverie, des boîtes bleu-blanc arborent le sourire d’un bambin blond en pull rouge. Sa tranche de pain est tartinée de Dakatine®, la célèbre pâte de cacahuètes qui sert à faire le mafé.

Même si le crapaud ne mord plus, on le met pas dans son caleçon.

Estampillé plat africain par excellence, le mafé a une histoire française. À la fin de la guerre, un Strasbourgeois s’imagine faire fortune avec la pâte d’arachides. Il se fournit au Sénégal et la baptise Dakatine® en contractant Dakar et tartine. Il la rêvait reine des goûters d’enfants, sévèrement marqués par la malnutrition des années de guerre et les tickets de rationnement. Un fiasco ! Les têtes blondes la dédaignent. Une femme oubliée de l’histoire la prépare en sauce et le mafé est né. Les palais noirs apprécient. Il devient plat national d’au moins trois pays d’Afrique où l’on croit que Dakatine® est un mot wolof.

Les enjeux de ce « conseil », Black Manoo sait qu’ils sont ailleurs que dans le prétendu mépris de couleur ou de classe des hommes du haut. Dominique s’est confié à lui. Ses rêves d’anarchiste, il les a tissés quelques années avant dans un squat d’artistes, Gare du Nord.
— … Elle était ma Gala.
— Qui ?
— Sana.
— Sana ?
— Oui… jusqu’à ce que débarque ce bonimenteur de Babou.
— Quoi ? Tu veux dire que Babou t’a chipé Sana comme Dali a chipé Gala à Eluard ?
Dominique se tait, Black Manoo ne rit pas.
— Quand j’ouvre un squat, j’appelle Babou parce que je sais que ma Sana suivra.
Dominique l’anarchiste blanc, Babou le dandy noir, Sana la sublime… tragique trio amoureux. Dans toutes les guerres, sommeille une Hélène.

CRS, Compagnie de Relogement Spécial, ce sont mes déménageurs agréés.

Lorsqu’il raconte ses déboires amoureux à qui ne le connaît pas suffisamment pour l’écouter quand il est défoncé, il les agite de façon menaçante. Babou est un moulin à paroles et à mains.