Citations sur L'atelier des poisons (26)
Avant de sortir, elle recompta son argent. Il ne lui restait que dix-huit francs. Elle fit glisser les pièces dans son réticule, et ne voulant pas alerter la bonne, ouvrit la porte sans bruit. Une fois dans la rue, elle héla un fiacre.
Quelques minutes plus tard, elle se faufilait entre les meubles poussiéreux d'une brocante pour parvenir jusqu'aux recoins les plus obscurs. Enfin, elle débusqua ce qu'elle était venue chercher, coincé entre un guéridon bancal et le mur écaillé de salpêtre
Le brocanteur lui en demanda quinze francs. Sans un mot, elle aligna les pièces devant lui. Elle venait de dépenser presque tout son misérable pécule pour une toile noircie sur laquelle on distinguait avec peine un mauvais paysage champêtre.
Sur le chemin du retour, elle s’arrêta chez le marchand de couleur et déboursa encore quelques sous pour une huile siccative.
Lorsqu'elle revint chez elle, la bonne l'attendait sur le pas de la porte. La vieille femme semblait inquiète, mais l'air rogue de sa maîtresse la dissuada de poser la moindre question. Pourtant, tout en la débarrassant de son paletot, elle ne cessait de lancer des regards effarés vers le tableau décati.
- Si quelqu'un sonne, je ne veux pas que tu ouvres la porte. à personne ! Sous aucun prétexte ! As-tu bien compris ?
L'invitation des Brunel la préoccupait, mais, peu à peu, elle se laissa aller au spectacle qui s'offrait à elle. Dans le crépuscule, la neige gelée se métamorphosait en une matière phosphorescente dont l'étonnante luminosité bleutée parait les rues de décors oniriques. Les rares passants, courbés comme des damnés, s'y déplaçaient telles des ombres errantes.
La chaleur était devenue plus intense. Le soleil dardait des rayons féroces qui éclataient en gerbes éblouissantes contre la surface laquée du fleuve et s’insinuaient, comme de fines aiguilles, entre les brins de paille des chapeaux et la dentelle des ombrelles.
Zélie qui fréquentait l'appartement de l'avenue de l'Alma depuis des mois, commençait à mieux cerner Henriette Brunel. Si elle avait fait sa caricature, elle l'aurait représentée comme une fleur magnifique et précieuse, peut être une orchidée car, comme ces fleurs tropicales, elle exigeait des soins attentifs tout en étant elle-même incapable de prendre soin de quiconque. Notamment de sa fille unique, qu'elle traitait comme on traite un bibelot dont la vue dérange, mais dont il est impossible de se débarrasser parce qu'on vous l'a offert.
Elle réussit à demander d'une voix presque détachée :
- Comment l'avez-vous découvert ?
- Découvert quoi ? Que la toile que j'avais achetée en croyant acquérir un original de Vélasquez n'était en réalité qu'un pastiche et que vous en étiez l'auteur ? Mais c'est vous, ma chère, c'est vous qui me l'avez révélé....
- Je me demande si vous n'avez pas raison, Zélie, avec votre sujet naturaliste. Il serait peut-être temps de secouer ce jury poussiéreux et de lui faire savoir que le monde ne se résume pas aux scènes mythologiques dont se repaissent nos "grands" peintres académiques.
- S'il est vrai que ce portrait de nourrice est une très belle idée, très émouvante aussi, n'est-ce pas risqué ? objecta Louise. Ne va-t-on pas encore dire que les femmes peintres ne sont douées que pour représenter des scènes domestiques ?
Personne ne répondit. Une grande lassitude les prenait parfois, lorsqu'elles pensaient à la voie si étroite dans laquelle elles s'engageaient. Faudrait-il toujours que les femmes artistes se cantonnent au territoire attribué aux autres femmes. (...)
Les hommes, quant à eux, disposaient d'un éventail presque infini de possibilités : les grands paysages, les voyages lointains, les théâtres, les cafés et tous les lieux à la mode étaient leur chasse gardée.
-Devrons-nous éternellement nous satisfaire des miettes que nous laissent les hommes ? commenta Mousse, pensive. (p. 38)
Depuis qu’elles avaient choisi cette vie d’artiste, elles savaient confusément que, sans être tout à fait des femmes déclassées, elles ne correspondraient plus jamais aux normes sociales régissant la gent féminine.
De sa main gantée, Zélie essuya la buée déposée sur la vitre. Elle reconnut l’avenue des Champs-Élysées. Dans l’aube naissante, les luxueux immeubles de pierre taillée commençaient à renvoyer une lueur bleutée. Puis le fiacre vira autour de la masse titanesque de l’arc de triomphe de l’Étoile pour s’engager sur l’avenue de la Grande-Armée. Comme la denture d’un géant devenu trop vieux, l’alignement des façades était troué par endroits de grandes brèches. En dix ans, la prestigieuse avenue n’avait pas encore fini de panser les plaies laissées par le siège de Paris.
– Il prétend ne jamais faire de brouillon… Il n’aurait donc pas menti…
– Le connaissez-vous ?
– Je le rencontre souvent, quand je vais à Bezon, l’été. Guy de Maupassant est un homme sympathique et un canotier émérite.
– Avez-vous déjà lu ce qu’il écrit ?
– Il n’a publié que quelques contes, dans des revues, mais je ne les ai pas lus. Je ne connais de lui qu’une courte pièce en vers. Elle a été présentée au Troisième Théâtre-Français, au mois de février dernier.
J'ai renoncé à ma dot pour augmenter celle de ma soeur, madame. Cela était mon propre choix et je ne le regrette pas. J'ai toujours été très attachée à ma soeur et je ne supportais pas de la voir malheureuse. En lui cédant ma dot, je lui ai permis d'épouser l'homme qu'elle aimait. Sans cela, jamais ce jeune homme n'aurait pu acheter l'office notarial auquel lui donnait droit ses études.