— Nous ne faisons que prendre ce qui nous revient de droit, continua Dandolo. Venise s’est inclinée pendant bien trop longtemps devant Constantinople. En voilà assez !
Quel butin ! Une fois qu’il serait raflé, nous aurions plus de richesses qu’il n’en faudrait pour payer notre dette à Dandolo et vivre douillettement jusqu’à la fin de nos jours.
Et dans deux semaines nous allions célébrer la Pâque ici même. Notre Pâque.
Et ensuite, le grand pèlerinage à Jérusalem !
On racontait que la cité recelait d’immenses trésors – et les saintes reliques aussi – dont un fragment aurait suffi pour racheter notre chrétienté, une fois de retour au pays.
Quand nous combattions des chrétiens renégats, nous portions nos uniformes de bataille, le surcot blanc marqué d’une croix rouge étant réservé à la lutte contre les infidèles de Jérusalem. Ainsi l’avait ordonné le seigneur Dandolo.
Puis ils s’éparpillèrent dans les rues alentour, des ruelles étroites où l’on risquait facilement l’embuscade. Un homme aurait pu facilement se perdre dans cette cité conçue comme un labyrinthe de vingt kilomètres carrés.
Le problème était l’autre confident du maître. À cette pensée, une bouffée de haine envahit son cœur naturellement fielleux.
Mais il n’en laissa rien paraître. Il avait appris à prendre son mal en patience.
Leporo pouvait se prévaloir d’être l’un des deux seuls hommes suffisamment proches du doge pour recevoir ses confidences. Il fut même un temps où il était le seul. Il était le confesseur de Dandolo, mais pas seulement. Il était aussi son secrétaire, son confident, ses yeux et – souvent – ses oreilles. Car rien ou presque ne lui échappait. Mais il était toujours resté dans l’ombre de son maître. Et, les années passant, il en éprouvait de la rancœur. Pourquoi aurait-il dû se contenter de miettes alors qu’il aurait pu avoir la miche tout entière ?
Il y avait quarante ans qu’il était au service du vieil homme, depuis son noviciat, longtemps avant l’équipée de Constantinople, trois décennies plus tôt, qui avait laissé son maître presque aveugle. Même s’ils n’avaient pas réussi à lui ôter complètement la vue. Grâce à Leporo. Et pour quelle reconnaissance ?
Constantinople, vendredi 16 avril, an de grâce 1204
Le moine qui avait lu le document à voix haute le reposa, rajusta sa robe noire autour de son corps malingre, étira ses pieds osseux chaussés de sandales, et prit une gorgée de la coupe de vin posée à ses côtés. Il transporta son regard sur son maître assis de l’autre côté de la salle aux murs de pierre couverts de tapisseries. Son riche habit de brocart semblait être la seule chose qui tint le vieil homme d’aplomb. Une chandelle vacillait sur son support chaque fois qu’un courant d’air traversait la pièce, puis la flamme se redressait à nouveau. Leporo sentit le regard affaibli de son maître se poser sur lui dans la pénombre.
Nos cavaliers parvinrent à pénétrer dans la cité, mais l’ennemi nous attendait. Nos chevaux furent la cible de « coupe-jarrets » – de lourdes flèches taillées en losange, capables de sectionner le muscle qui rattachait le membre au corps. Je vis l’un d’eux s’effondrer sur un petit Grec, venu là pour assister au spectacle, et qui n’avait pas pu s’échapper à temps. Il poussa un hurlement quand ses jambes furent broyées. Je m’approchai et lui tranchai la tête pour mettre fin à son calvaire. Le cheval rua frénétiquement, manquant me tuer à coups de sabot (lui aussi souffrait atrocement). Je lui tranchai la jugulaire pour abréger son supplice.