Il inspirait la méfiance qu'inspire toujours celui qui ne semble pas avoir de vices, donc pas de vertus non plus.
Le vendredi après-midi, la ville se moque de la chaleur, comme elle se moque du froid, de la pluie ou du vent.
La ville, le vendredi après-midi, a une ambiance qui n'appartient qu'à ce jour-là. C'est l'ambiance de l'attente délicieuse de deux journées dans lesquelles l'emprise du travail se relâche, dans lesquelles chacun peut enfin penser un peu à soi. Des jours pour les rencontres, la messe et le bal... La ville, le vendredi après-midi, comble ses rues par l'attente : c'est tellement mieux d'attendre le samedi tous ensemble, au lieu de rester enfermés à la maison. La via Toledo se remplit de voix et de bruits : le vendeur de pastèques qui promet la fraîcheur de sa marchandise, le marchand de café qui roule son pot géant sur un chariot, le marchand de citrons avec ses fruits qui pendent du décor de feuillage de son éventaire. Et les fouaces aux anchois frais, les fruits de mer, les jolies paysannes tenant d'une main une chèvre en laisse et de l'autre un broc en fer pour y recueillir le lait.
La ville, le vendredi après-midi ne veut pas entendre parler de pauvreté ou de faim.
Assise dans son fauteuil, occupée à tricoter, Rosa regardait Ricciardi dîner. Ou plutôt, elle le regardait pignocher dans son assiette et s'amuser avec la nourriture...
Sans interrompre le cliquètement de ses aiguilles, elle lui lançait des regards par dessus ses lunettes.
Elle soupira : le bonheur est un oiseau rare, qui se pose parfois, mais rarement là ou on l'attend.
L'excès de zèle a toujours posé problème. de même que le culte de la personnalité, si l'on excepte le Duce bien entendu ; vous comprenez que la base est faîte d'une masse imbécile et incapable de penser par elle-même. C'est dans ces cas-là, lorsqu'un ramassis d'idiots veut plaire à un supérieur, que la violence apparaît.
Incroyable, la faim était encore une fois la vraie coupable. Pas l'amour dont le cours tortueux peut conduire au crime, à la colère, à la possession ou à la jalousie ; mais la faim, tout bêtement, et le besoin instinctif de la satisfaire.
Il ne pouvait pas être avec elle, et il ne pouvait pas rester sans elle.
Alors qu'il marchait dans le soleil couchant, il pensait que l'amour est une racine empoisonnée qui cherche son chemin pour survivre : une maladie mortelle évoluant lentement à laquelle on peut s'adapter, et qui fait préférer la souffrance au bien-être, la douleur à la tranquillité, l'illusion à la certitude.
Des dizaines de bambins et de vieillards tombaient malades chaque jour par manque d'hygiène et mouraient chez eux
ou à l'hôpital, dans le silence de la presse et de la radio. ricciardi se demandait comment les journalistes pouvaient cacher cette situation catastrophique, et faire la une de leurs éditions avec les visites princières et les prouesses des aviateurs qui réussissaient leurs premiers vols transatlantiques.
La faim, l'amour ; le désir de possession, l'attrait du pouvoir, le mensonge, l'infidélité. Le délits dont Ricciardi était quotidiennement le témoin naissaient de tout cela.
C'était un fait de se trouver face à la Chose par hasard, tandis qu'on marchait dans la rue ou qu'on passait là où un accident s'était produit auparavant ; c'en était un autre d'aller au-devant d'elle. Le sacrifice de sa part consistait en ceci : accepter de prendre sur lui toute la douleur, laisser le dernier frémissement de la vie venir à sa rencontre et le traverser comme un brouillard ensanglanté.