Shakespeare. Les feux de l'envie

Les hommes les plus orgueilleux souhaitent posséder les objets les plus désirables. Ils ne sont pas certains qu'il en est ainsi tant que leur choix n'est exalté que par de creuses flagorneries. Il leur faut des preuves plus tangibles, à savoir la concurrence d'autres désirs, aussi nombreux et prestigieux que possible. Et ils doivent alors, à grands risques, exposer leur trésor le plus précieux au feu croisé de ces désirs.

Le conflit entre l'amitié et l'amour est une escroquerie verbale qui dénoue de façon trompeuse l'inextricable enchevêtrement mimétique des sentiments. Cela me fait penser à ces critiques français dits « classiques », si experts à dissimuler la nudité de la rivalité mimétique derrière le noble paravent de débats éthiques biseautés – « l'honneur contre l'amour », « la passion contre le devoir », etc.

Les idéologies romantiques et modernes ont toujours monté en épingle soit l'« amour vrai », soit, de nos jours, le « vrai désir », en présentant celui-ci comme le désir le plus vigoureux. L'intensité est censée aller de pair avec l'« authenticité ».

Les antagonistes de la tragédie ne se battent pas autour de « valeurs » : ils désirent les mêmes objets et ruminent les mêmes pensées. Ces objets, ils ne les choisissent pas de façon fortuite. Leur choix n'est pas le fruit du hasard, ou du caprice, ou d'une inconséquence. Il n'est pas non plus imputable à un système économique dans lequel trop d'individus se disputeraient trop peu d'objets. Ces héros pensent et désirent de la même façon parce que ce sont des amis chers et des frères dans tous les sens du mot frère.

Éros ne se partage pas comme on partage un livre, une bouteille de vin, un morceau de musique, un beau paysage. Protée fait en la circonstance ce qu’il a toujours fait: il imite son ami. Mais les conséquences sont, cette fois, fondamentalement différentes. Voici que, d’un seul coup, et sans crier gare, le comportement qui depuis toujours nourrissait l’amitié la déchire.

L'amour et la haine sont une seule et même chose et le désir mimétique en est l'essence. Les deux antagonistes se méprennent exactement de la même manière sur ce qui se passe. Ni l'une ni l'autre ne peut croire qu'elle ait en aucune façon mal agi contre son amie ou contre l'amitié et, en réalité, aucune n'a commis cette faute: chacune se sent, très sincèrement, trahie par l'autre.