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Critique de Carolina78


François Sandre a vingt-deux ans, en février 1956, un avenir radieux devant lui, quand il est électrocuté, et que sauvé in extremis, il perd complètement ses deux bras.

Comment peut-on vivre sans bras ?
Comment réagissent la famille et les proches ?
Comment doit-on se comporter quand on perd ses bras : assumer ou cacher son handicap ?
Comment supporter le regard des autres ?
Quelle est la situation des handicapés en France, à cette époque ?

Par le truchement de François, Valentine Goby va nous sensibiliser à la cause des handicapés physiques, dans un récit assez émouvant étayé par une solide documentation, aussi bien médicale, que psychologique ou sociologique.

François est un personnage de fiction mais son histoire s'insère dans le contexte historique de l'handicap, de l'handisport et du paralympisme.

En 1956, la recherche sur l'appareillage des mutilés est encore à un stade embryonnaire, donc le héros ne peut pas bénéficier de prothèses. Il est donc condamné à rester sans bras, ou pour l'esthétique, à porter une sorte de lourd corset avec des extrémités difficilement manipulables.

C'est lors d'une visite à l'aquarium de la Porte Dorée, Vincennes, avec sa jeune soeur Sylvia, qu'en observant une murène, François trouve sa voie de salut, la natation.

Il se souvient d'un jeune blond, Philippe Braque, qui lui avait donné sa carte de visite au centre d'appareillage de Paris Bercy.

Justement, c'est en 1954 qu'a été créée la première association handisport de France, l'Amicale Sportive des Mutilés de France (A.S.M.F.), sous l'impulsion d'un jeune amputé fémoral, Philippe Berthe.

Valentine Goby, qui a multiplié les recherches, visites, collecte de témoignages, stage à hôpital des armées de Percy - voir en fin d'ouvrage les « remerciements » -, nous dresse un tableau très complet de l'état des lieux du handicap à la fin des années 50, dont beaucoup d'observations restent encore, malheureusement, dramatiquement d'actualité.

Murène peut être lu comme un manuel à l'usage des handicapés. Il nous renseigne sur les catégories 1, 2, 3 d'invalidité, les différents traitements administratifs pour les blessés civils ou les mutilés de guerre, les adresses utiles…

On peut aussi ne pas s'attarder sur toutes ces informations et s'attacher aux anecdotes qui illustrent le triste sort de François.

François va manger dans un bistrot avec un autre nageur sans bras, Bertrand Gary, qui est prépubère. Ce dernier s'amuse à faire une démonstration de comment mettre sa serviette, boire et manger avec ses pieds ! Je vous laisse imaginer l'indignation des autres clients et la consternation du patron ! Cette scène pourrait porter à sourire si elle n'en disait pas long sur nos préjugés ! J'ai mis des extraits de ce passage en « citations ».

Nous ne pouvons que nous révolter face à la bêtise, voire la méchanceté de nos congénères !

Valentine Goby décrit bien, avec humour, les écueils auxquels sont confrontés les handicapés pour mener une « vie normale ».

Heureusement, il n'y a pas que de la misère : gérer son handicap requiert de grandes doses d'ingéniosité ; l'handisport est un dépassement de soi, une résilience ; la joie des compétiteurs fait plaisir à voir ; des amitiés et une solidarité forte se nouent.

Comme dans ses autres romans, Valentine Goby ne se contente pas de se limiter à une seule thématique, même si le sujet abordé est déjà suffisamment vaste en lui-même.

Avec L'île haute, nous avons eu droit au parler savoyard, avec Kinderzimmer à des acronymes nazis ou des termes allemands. Dans Murène : c'est l'anglais, la mère de François est anglaise, elle s'appelle d'ailleurs Jane, on a droit à une leçon de phonétique sur « Djène », « Djeïne » ou « Dje-ï-ne » - j'ai mis la leçon de phonétique en entier en « citations » -, et aussi le portugais, avec João qui s'est retrouvé en fauteuil roulant après un effondrement d'échafaudage.

En sus de ses distractions linguistiques, il y a l'atelier de couture du père qui permet de confectionner des vêtements adaptés pour François, et dans un tout autre registre, les manifestations contre l'OAS.

Cette dispersion me gêne un peu.

Je retrouve aussi quelques autres thèmes récurrents : la neige, la montagne, la boxe, le quartier des Batignolles, des références littéraires ou artistiques…

Valentine Goby a la particularité d'intervenir dans ses romans.

« Je suis celle qui accable François.
Comme Victor Hugo qui accable Quasimodo au Moyen Age, et Gwynplaine, l'homme qui rit au XVIIème siècle, êtres excessifs et manquants, c'est-à-dire : laids. »

« … et s'il pouvait sans doute, il me fusillerait du regard, moi l'auteure, parce que la désarticulation scapulohumérale ne lui laisse aucune chance et qu'il n'existe pas encore de prothèse myoélectrique pour venir à son secours »

« J'imagine François Sandre devant la télé, cinquante-sept ans plus tard, à la fin de l'été 2016, regardant les épreuves de natation au Jeux paralympiques de Rio… »

Je vous dévoile la phrase de la fin pour que vous puissiez la méditer :
« - Ils appellent ça le kintsugi. L'art des cicatrices précieuses ».

4,24 est la note de Murène sur Babelio. Comment pourrait-on ne pas saluer une telle entreprise en faveur des handicapés ? Murène a le pouvoir de nous déciller les yeux, de nous mettre en situation d'handicap – qu'est-ce qu'on ferait si on n'avait pas de bras ? -, et de nous inciter à faire preuve d'empathie envers ces êtres humains qui sont fragilisés et luttent pour aller de l'avant.

Je vous fais grâce de tout ce que j'ai appris grâce à Murène !

Je disais dans mon billet sur L'île haute que Valentine Goby a une belle écriture, certes la forme est élégante mais trop académique à mon goût.

Malgré tout l'intérêt que j'ai pris à lire Murène, je ne lui accorde que 3,5*** parce que pour moi il s'agit plus d'une docufiction que d'un roman.

Je suis dans un cycle Valentine Goby. Elle est en résidence d'écriture dans mon réseau de médiathèques. Je m'apprête à la rencontrer samedi 25 mai. C'est le troisième roman d'elle que je lis, après L'île haute (2022), chroniqué le 5 mai 2023, et Kinderzimmer, pas encore chroniqué.
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