Une longue conversation s'engagea que les convives menèrent d'étrange façon. Un colonel, vieux débris de 1812, raconta une bataille qui n'avait jamais eu lieu, puis, sans qu'on sût trop pourquoi, enfonça dans un gâteau un bouchon de carafe. Bref on ne se sépara qu'à trois heures du matin ; certains cochers durent emporter leurs maîtres à bras-le-corps comme des ballots ; et dans sa calèche, Tchertokoutski, malgré tout son aristocratisme, branlait si fort du chef et l'inclinait si bas qu'il ramena deux glouterons dans sa moustache.
Quelques échoppes minuscules occupent le centre de la place ; on peut y remarquer constamment un chapelet de craquelins, une bonne femme en robe rouge, un pain de savon, quelques livres d'amandes amères, du petit plomb, des cotonnades et deux commis qui passent le plus clair de leur temps à jouer à la svaïka près de la porte.
Tout changea donc à l'arrivée du régiment de ***. Les rues prirent un aspect plus vivant ; les maisons basses virent souvent passer un svelte officier à plumet s'en allant chez quelque camarade pour y discuter les chances d'avancement ou les qualités d'un nouveau tabac, parfois même pour risquer aux cartes un drojki qui pouvait s'appeler le drojki du régiment, car il passait de mains en mains...
Dans les rues, on ne rencontre âme qui vive ; seul un coq traverse parfois la chaussée, à laquelle un demi-pied de poussière donne la souplesse d'un oreiller ; à la moindre pluie, cette poussière se transforme en bourbier ; de gras animaux que le gouverneur appelle des Français s'y plongent alors avec délice, dressent le groin d'un air grave et font entendre des grognements si rébarbatifs que le voyageur s'empresse de stimuler ses chevaux.